Un collier pour le diable
plaquette d’ivoire n’était plus celui de la femme épanouie, courroucée et vengeresse qu’il avait vue tout à l’heure s’engouffrer dans le Cabinet du Roi. C’était celui d’une très jeune fille blonde et ravissante, d’une Marie-Antoinette de quinze ans. C’était celui de la Dauphine dans tout l’éclat de sa fraîcheur, au temps où il n’était pas un Français qui ne fût amoureux d’elle.
Il le garda longtemps au creux de sa main, regardant d’un œil vague bondir les flammes qui, depuis longtemps, avaient dévoré le mince billet. Il éprouvait une pitié profonde pour l’homme qui, durant des années peut-être, avait gardé ces reliques sur son cœur. Qui pouvait dire depuis combien de temps Louis de Rohan aimait celle qui était devenue l’épouse de son Roi ? Qui pouvait dire si ce grand désir qu’il avait de devenir Premier ministre n’était pas dicté par le besoin impérieux de se rapprocher d’elle et si, à tout prendre, ce n’était pas encore de l’amour ? L’aventure fabuleuse d’un Mazarin avait de quoi faire rêver même un moindre personnage qu’un Rohan !
Finalement, Gilles enferma la miniature dans un petit coffret qui se trouvait dans le tiroir de sa table à écrire et s’en alla retrouver Ulrich-August dont il entendait la voix de basse-taille rugir dans le salon.
— Je t’invite à souper au Juste ! déclara le Suisse. Arrêter un prince de l’Église en plein Versailles, c’est un événement qui compte dans la vie d’un homme ! Te voilà historique. Il faut arroser cela !
— Arroser cela ? fit Gilles scandalisé. Tu as de ces mots ! Mais, mon pauvre ami, c’est une épouvantable catastrophe que cette arrestation à grand fracas. Et il paraît que c’est la Reine, poussée par Breteuil et par son confesseur l’abbé de Vermond, qui l’a exigée du Roi. Elle doit être folle pour n’avoir pas mieux mesuré quelles désastreuses conséquences cela pouvait avoir dans le peuple quand on a sa réputation. Tu imagines le bruit que cela va faire à Paris ? Les pamphlétaires vont s’amuser…
— Nous aussi ! riposta Winkleried épanoui. La chasse au pamphlétaire est mon « sport » favori. Parle-moi d’un vilain petit pamphlétaire à la broche, c’est immangeable mais c’est excessivement réjouissant pour l’œil ! Viens-tu souper, oui ou non ?
— Je n’ai jamais dit que j’avais l’intention de me laisser mourir de faim ! fit Gilles en riant. Bien sûr je viens ! Ne serait-ce que pour entendre ce qu’on raconte au Juste ce soir. Après I’Œil-de-Bœuf, c’est la meilleure boîte à cancans de Versailles !
— Eh bien voilà ! conclut Ulrich-August. Tu as compris !…
À vrai dire c’était plus à un chaudron de sorcière qu’à une simple potinière que ressemblait ce soir-là la célèbre salle à manger. Le silence terrifié qui avait plané sur le palais au moment de l’arrestation avait éclaté dès le cardinal disparu en un brouhaha indescriptible que seul le passage, plus que tardif, du fameux cortège royal avait réussi à éteindre momentanément. Encore le visage fermé de la Reine, ceux effarés de ses belles-sœurs et de ses tantes avaient-ils eu de quoi alimenter les hypothèses et les suppositions car, dix minutes après la messe, le bruit du scandale prenait possession de Versailles et, deux heures après, pareil à une vilaine inondation, il envahissait Paris où il déchaîna de nauséabonds remous.
Lorsque parut, quarante-huit heures plus tard, la Gazette de France qui était l’organe officiel de la Cour, on s’en arracha les feuilles dans l’espoir d’y découvrir d’autres détails sur ce que l’on appelait déjà « L’Affaire » mais les espoirs furent déçus. Prise d’une tardive sagesse, la Cour n’avait fait paraître qu’un communiqué fort anodin :
« Le 15, Fête de l’Assomption de la Vierge, Leurs Majestés et la Famille Royale assistèrent dans la chapelle du château à la grand-messe célébrée par l’évêque de Digne et chantée par la musique du Roi. La comtesse de Sérent fit la quête. Dans l’après-midi le Roi, accompagné de la famille royale, se rendit à la chapelle et assista à la procession qui a lieu tous les ans pour l’accomplissement du vœu de Louis XIII… »
Rien de plus. Du drame de la Galerie des Glaces, pas un mot C’était une erreur car, faute d’aliment, les imaginations s’en donnèrent à cœur joie et aussi
Weitere Kostenlose Bücher