Un collier pour le diable
âgée de trente-trois ans. Elle avait déjà donné huit enfants à son époux dont deux jumeaux nés au mois de septembre de l’année précédente, et, selon les augures de la Cour, elle était de nouveau enceinte. Néanmoins, elle était fraîche encore, avec de jolis bras, des mains admirables et une gorge épanouie dont la fierté n’avait en rien souffert de toutes ces maternités ainsi que le proclamait le large décolleté de sa chemise de nuit. Mais à cela et à l’éclat de ses yeux trop brillants se limitait une beauté qui avait été celle du Diable, toute de vivacité et de gaieté, avant que l’étouffement des palais espagnols et de leur inhumaine étiquette n’éteignît tout cela et ne le changeât en stérile agitation. Son visage, déjà touché par la couperose aux joues et aux ailes du nez, évoquait irrésistiblement une tête d’oiseau nocturne. Cela tenait aux yeux trop ronds, au mince nez aquilin qui, plus tard sans doute, rejoindrait le menton légèrement proéminent, à la bouche presque sans lèvres qui tirait un mince trait rouge, presque rectiligne, sous la pointe un peu tombante du nez. Des cheveux noirs trop frisés encadraient ce visage sans grâce mais non sans esprit.
La porte, en se refermant, coupa court à l’examen de Gilles qui, voyant la princesse revenir vers lui, détourna la tête et ne contempla plus que deux mules argentées dépassant d’un large volant de dentelle.
Il y eut un silence que la princesse dut employer à son tour à examiner son garde du corps.
— On m’a dit que vous étiez français et que vous aviez le grade de sous-lieutenant ?
Ainsi interpellé, Gilles releva la tête. Son regard bleu glacier rencontra celui de Maria-Luisa.
— En effet, Votre Altesse. Je suis français… et breton !
— Vous avez bien de la chance. J’aurais tellement préféré que l’on me marie à un prince français ! Mais il est bien rare que l’on demande son avis à une jeune fille… et moins encore à une princesse. On nous jette aux quatre vents !
La voix, fragile, accentuant la ressemblance avec l’oiseau, était si amère, la petite crispation au coin des lèvres trop minces si douloureuse qu’une compassion s’éveilla dans le cœur du jeune homme. Au quartier des Gardes du Corps, la réputation de Maria-Luisa était fort apparentée à celle de Messaline et devait à sa seule naissance royale d’être un peu moins malmenée que celle d’une fille à soldats. Il ne serait venu à l’idée de personne que cette femme pût être tout simplement malheureuse…
— Votre Altesse semble souffrir, dit-il très doucement, du ton qu’il eût employé pour approcher un animal blessé. Dois-je comprendre qu’elle est… malheureuse ?
Maria-Luisa eut un haut-le-corps.
— Malheureuse ? Comment le pourrais-je ? Une future reine d’Espagne est une morte en puissance. Les morts n’éprouvent rien.
Puis, sans transition, comme si ses lèvres ne pouvaient plus retenir les mots qui les brûlaient :
— Qu’est devenu Don Luis Godoy ?
Gilles sentit que le terrain s’inclinait dangereusement sous ses pas et devenait glissant. Il se voyait mal discutant d’affaires intimes avec cette femme instable dont la sensibilité semblait remonter à fleur de peau. Il fit un détour prudent.
— J’ai été absent tout le jour, Madame, et ne suis revenu de Carabanchel que tard dans la soirée, juste à temps pour prendre mon service. Il y a donc peu de temps que j’ai appris le départ de Don Luis. Un départ quelque peu… précipité à ce que l’on m’a dit.
— Scandaleusement précipité ! s’écria la princesse en martelant les syllabes. Toutes les règles de l’armée, toutes les lois de ce royaume ont été violées ! C’est une honte, un déni de justice !… Pauvre garçon ! Presque sans fortune ! se voir ainsi chassé comme un valet indélicat ! Où a-t-il pu aller, mon Dieu ?
Elle rougissait sous l’assaut de la colère. Gilles chercha un apaisement.
— Mais… chez lui, Altesse, en Estrémadure où son père possède quelques biens à ce que je crois savoir. Il y a des sœurs, un jeune frère…
Comme par enchantement l’expression douloureuse quitta le visage de Maria-Luisa.
— En effet, Don Luis m’en avait parlé : un jeune frère, mais à peine plus jeune que lui. Un an ou deux je crois. Un cadet… très beau paraît-il. N’est-ce pas… Don Manuel ?
— Je ne sais pas, Madame. Don Luis et moi
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