Un Dimanche à La Piscine à Kigali
sur la tentative d’assassinat de Mélissa, puis sur sa disparition.
— Vous aimez beaucoup le Rwanda, monsieur Valcourt, je le sais, et aussi les Rwandaises comme je le constate, mais pour que vous puissiez rester ici, encore faudrait-il que le Rwanda vous aime.
— Et vous êtes le Rwanda, peut-être ?
— Oui, monsieur Valcourt, d’une certaine manière. Vous pouvez revenir demain pour remplir les formalités. Aujourd’hui, nous sommes débordés.
Oui, ils étaient débordés. Du bureau voisin provenaient des rires hystériques. Dans la salle d’attente, un groupe de miliciens, ces interhamwes qui s’affichaient de plus en plus, s’amusaient à frapper un jeune garçon. Des policiers riaient. Trois fonctionnaires derrière de petits bureaux d’écoliers poussaient lentement leur crayon.
Ils descendaient les marches donnant sur la rue du marché quand ils entendirent :
« Monsieur Valcourt, votre contrat avec la télévision est toujours valide, n’est-ce pas ? »
6
Face au bureau du ministère, une orgie de couleurs et de sons confus, de grouillements et de cris joyeux. Une sorte de concerto pour la vie. Petite vie, sans lustre, ordinaire, misérable, cacophonique, simple, méchante, bête, rieuse, mais la vie quand même. Le grand marché de Kigali, comme un tableau fauve et éclatant, disait à sa manière qu’existe une Afrique indestructible, celle de la proximité, du coude à coude, du petit commerce, de la débrouillardise, l’Afrique de la conversation interminable, de l’endurance, de la persistance.
Devant eux, une longue cicatrice rouge, aussi rouge que le rouge des drapeaux qui tuent. Trente mètres de tomates, trente vendeuses. Valcourt, qui n’avait jamais vu de rouge aussi rutilant, venait souvent s’asseoir sur les marches du bureau du procureur pour le contempler. Il avait déjà demandé à des caméramans de faire de longs plans fixes de ces tomates, puis des panoramiques et aussi des zoom in et des zoom out. Et puis les mêmes plans, avec les mêmes mouvements, du comptoir des épices sur lesquels s’alignaient comme dans un champ de coquelicots et de marguerites les petits pots de piment moulu et de safran. Ses élèves caméramans n’avaient jamais compris sa fascination pour des plans qui ne montraient que des tomates, du piment et du safran.
« Viens, je vais te présenter Cyprien. »
Cyprien vendait du tabac en feuilles qu’il étalait sur une petite natte en face des tomates beaucoup plus populaires que son tabac, qui devenait de plus en plus un produit de luxe. Il n’en voulait pas aux tomates, ni surtout aux vendeuses, qu’il ne cessait de draguer même s’il était marié et père de trois enfants. Il voulait toutes les baiser avant de mourir et il n’était pas loin d’avoir réussi. L’ancien camionneur ne pouvait voir une femme sans vouloir la prendre. Cyprien était sidéen, mais personne ne le savait, même pas sa femme, de telle sorte que les deux derniers enfants aussi étaient séropositifs. Sa place au marché, il l’avait obtenue grâce au père Louis qui finançait un programme de petits prêts pour permettre à certains sidéens de faire du commerce. Cyprien était heureux. Son calme et son détachement devant la mort imminente avaient fasciné Valcourt. Mais quand il s’en ouvrait à lui et le bombardait de questions, comme seuls les journalistes et les épouses trompées savent le faire, Cyprien n’arrivait pas à comprendre son étonnement et sa curiosité. Un jour, à bout d’explications que Valcourt trouvait toujours trop simplistes ou qu’il attribuait à la traditionnelle réserve des Rwandais, Cyprien lui avait demandé : « Mais dites-moi, monsieur Valcourt, les gens ne meurent pas dans votre pays ? » Cyprien allait mourir comme il venait vendre son tabac au grand marché de Kigali. La fin n’avait pas plus de signification que le début ou le milieu. La mort, ici, commençait-il à comprendre, n’était rien d’autre qu’un geste quotidien.
« Monsieur Valcourt, je suis content de vous voir. Le film, nous le faisons bientôt ? »
Cyprien faisait partie d’une cinquantaine de personnes, la plupart séropositives, avec qui Valcourt avait noué des liens de camaraderie, parfois même d’amitié, en faisant des recherches pour ce film sur le sida qu’il désespérait de terminer un jour. Il les avait approchés et interrogés avec assez de patience et de respect pour que ces gens si discrets,
Weitere Kostenlose Bücher