Un Dimanche à La Piscine à Kigali
tout de suite, j’attribue ces erreurs de jugement à un trop grand besoin d’amitié superficielle, aux vicissitudes de la solitude. Les Tutsies ont le rire facile et la cuisse légère. Je comprends qu’un expatrié succombe à ces charmes et s’en grise au point de devenir aveugle. Mais là n’est pas ce qui nous occupe. En passant, monsieur Valcourt, vous savez que j’ai étudié au Canada. Oui, à l’Université Laval. Mais le français qu’on y parlait se rapprochait tellement d’une sorte de créole incompréhensible que j’ai préféré mon français de nègre et que j’ai terminé mes études à Butare… »
Valcourt connaissait maintenant trop bien les jouissances qu’apportaient le sermon solennel, le discours pompeux, la longue dissertation à tant d’« intellectuels » africains pour oser l’interrompre.
« Oui, je sais, c’est un prêtre canadien qui a fondé l’Université de Butare, et beaucoup de vos concitoyens y enseignent encore. Vous m’expliquerez peut-être un jour pourquoi, ici, ils se forcent à parler correctement, eux que nous parvenons généralement à comprendre, alors que chez vous… Mais je m’égare… Vous voilà donc dans une chambre de l’hôtel Mille-Collines avec une jeune femme, je dois l’avouer, pardonnez ma franchise, mademoiselle, une jeune femme d’une beauté remarquable, je dirais plus, d’une beauté exceptionnelle. De toute évidence, une Tutsie, et peut-être une mineure. Il faudrait vérifier… »
Le procureur griffonna quelques mots, puis enleva ses lunettes Armani.
« Cette jeune femme vient tout juste d’être congédiée. Elle n’avait aucune raison honnête d’être dans votre chambre, sinon pour y faire ce métier dans lequel, dit-on, les Tutsies excellent. Vous savez, monsieur Valcourt, que ces gens n’aiment ni les Belges ni les Français, tous ceux qui ont aidé la majorité hutue à reprendre ses droits usurpés par les cancrelats… »
Valcourt et Gentille protestèrent. Elle était majeure et hutue, et surtout pas putain. Le haut fonctionnaire rétorqua sèchement qu’on fabriquait ces jours-ci plus de faux papiers que d’authentiques.
« Regardez-la, monsieur… ce nez fin, ce teint de doux chocolat et cette taille, regardez-la et vous verrez bien que c’est une descendante des Éthiopiens. Donc, vous êtes dans votre chambre. Vous entendez des cris, vous vous précipitez sur le balcon. Une prostituée tutsie gît sur l’auvent du bar de la piscine et un malheureux membre du corps diplomatique belge s’époumone, perdu qu’il est devant cette tentative de suicide qui pourrait compromettre non seulement son honorable carrière, mais aussi la sérénité de sa famille. Mais sous l’influence amoureuse, oserais-je dire, vous, monsieur Valcourt, y voyez quelque sombre motif. Vous accourez à l’hôpital sans savoir si cette jeune fille, Mélissa, a eu besoin d’être hospitalisée. Vous insultez de dignes médecins, dont le chef de l’urgence, et puis vous venez ici pour accuser d’homicide involontaire un diplomate belge, de même que de complicité les officiers de la gendarmerie qui ont recueilli la jeune fille, qui était toujours vivante, je vous le rappelle. En fait, si la jeune fille a disparu comme vous le prétendez, vous accusez la gendarmerie de séquestration ou peut-être, je n’ose pas le croire, d’assassinat et évidemment d’entrave à la justice pour avoir fait disparaître une pièce à conviction, soit le cadavre de ladite Mélissa. Je vous dis, moi, que la jeune fille, honteuse à juste titre d’avoir mis dans l’embarras un ami de notre pays, est tout simplement retournée sur sa colline par le premier minibus. Vous voulez toujours déposer une plainte ? »
Gentille serra férocement la main de Valcourt durant quelques secondes qui permirent aux bruits du marché de tuer le silence qui s’était installé. Le temps d’entendre cent petites tranches de vie bruyantes et anodines.
— Oui, je veux déposer une plainte… contre le Belge et contre ceux qui sont venus chercher Mélissa.
— Comme vous êtes seule à vouloir ester en justice, comme disent les savants collègues, je vais vous demander de demeurer ici pour remplir les formalités et répondre aux questions de nos enquêteurs. Quant à vous, monsieur Valcourt, je ne vous retiens pas.
— Vous ne comprenez pas, monsieur le procureur en chef adjoint, c’est moi qui porte plainte et qui demande une enquête
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