Un Dimanche à La Piscine à Kigali
petite qui dormait dans les bras de Gentille ne semblait pas posséder les qualités requises. Si ses parents avaient été tués à une barrière, c’est sans doute qu’ils ne se comportaient pas en bons citoyens. « Et quand il y a du criminel dans les parents, il y en a souvent dans les enfants. » De plus, cette enfant était peut-être sidéenne. Personne ne voudrait payer pour son adoption, et l’orphelinat ne pouvait poursuivre sa tâche charitable et essentielle sans les revenus provenant de l’adoption.
Quand il était en colère, Valcourt n’élevait jamais la voix :
— Si je comprends bien, vous vous spécialisez avec madame la présidente dans l’exportation de chair fraîche. Vous tentez de diminuer le déficit commercial du Rwanda en vendant des bébés. Comment se fait le partage des profits entre la présidente et vous ? Vous avez peut-être une liste de prix, selon que c’est un garçon ou une fille. Est-ce que les maigres Tutsis se vendent moins bien que les Hutus musclés ? Et les prix varient-ils selon l’âge, la couleur des yeux et la classe sociale des enfants ?
Ils rentrèrent à l’hôtel après avoir acheté des couches et de la nourriture pour enfants, puisqu’ils avaient décidé de garder pour le moment la petite de Cyprien et de Georgina.
Raphaël était déjà assis près de la piscine. Valcourt lui raconta ce qui venait de se passer.
— Valcourt, parfois ta candeur me renverse. Tu t’es présenté à l’orphelinat de la présidente avec une petite fille de parents tués à une barrière. Tu ne savais pas que les bonnes sœurs font plus dans le commerce international que dans la charité ?
Il en avait entendu parler, évidemment, mais, encore une fois, il avait préféré ne pas croire le pire.
— Et tous les voisins de Cyprien, tous ses amis et ses parents tremblent aujourd’hui, car ici, les tueurs parlent. Le matin, dans les bars, ils racontent leurs exploits de la veille. C’est leur manière d’installer la terreur dans les esprits. Écoute-moi, Valcourt, je te parle de gens que je connais, je te parle de mes voisins qui ont brûlé ma maison et de camarades avec qui je joue au foot tous les dimanches et qui me tueront quand le chef de secteur dira : « C’est le tour de Raphaël. » Je les connais, car d’une certaine manière, je suis comme eux.
— Tu n’as rien en commun avec ces gens.
— Au contraire. Nous sommes tous des Rwandais, prisonniers de la même histoire tordue qui a fait de nous à la fois des paranoïaques et des schizophrènes. Joli mélange. Et comme eux, je suis né rempli de haine et de préjugés. Comprends-tu ? Ce que je dis, c’est que, si les Tutsis contrôlaient l’armée comme au Burundi, nous les tuerions tous, ces Hutus. Moi le premier. Puis j’irais me confesser. Paie-moi une bière. Je suis fauché.
Valcourt commanda deux grosses Primus.
— Prends l’assassinat de Cyprien et de sa femme. Dans chacune de leurs blessures, dans le meurtre des garçons, dans la manière et les armes, il y a des messages. Chaque atrocité est exemplaire et symbolique. Elle doit servir de modèle pour l’avenir. Tu as été témoin d’une petite répétition d’un génocide. Mais partout dans le pays, aujourd’hui, à des barrières, on a tué des Cyprien. Tu fais quelque chose pour arrêter ça ?
Valcourt était sans mots, sans arguments. Tout ce que disait son ami était vrai sauf une chose. Son impuissance ne le rendait pas complice, sa présence ici ne signifiait pas son approbation ou même son indifférence. Il aurait voulu être général, il n’était qu’un témoin solitaire. Et s’il pouvait agir, c’était à sa mesure, à sa mesure d’homme seul.
En repartant, Valcourt dit au Tutsi Raphaël : « Gentille est hutue, Raphaël. Tu parles, tu dénonces, mais comme tous ceux qui veulent te tuer, tu détermines son origine et son avenir au moyen de la couleur de sa peau et de la minceur de sa taille. Tu as raison, les Blancs ont inventé ici une sorte de nazisme. Ils ont tellement bien réussi que, même toi qui t’insurges contre toutes les discriminations, juste à cause de la finesse d’un nez, tu transformes des Hutus en Tutsis. Quand l’Apocalypse viendra, comme tu dis si bien, et que tu tiendras une machette seulement pour te défendre, un homme court et trapu marchera vers toi. Tu te diras : voici un Hutu. Il te dira qu’il a perdu ses papiers. Et ce sera vrai. Mais tu ne le croiras pas
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