Un Dimanche à La Piscine à Kigali
tout reflet. « Je ne savais pas qu’on pouvait jouir d’autant de douceur et de si peu de caresses », dit Gentille.
Avait-elle joui ? Valcourt l’espérait. Il lui avait fait l’amour avec délicatesse, avec timidité et retenue, comme pour ne pas froisser une étoffe précieuse. Elle avait répété cent fois « oui », ne fermant jamais les yeux, frissonnant légèrement jusqu’à ce que son dos se cabre puis retombe. « Merci d’être si doux. » Gentille s’était endormie comme les enfants, les petits poings fermés, en croyant qu’ils vont au ciel et qu’ils y flottent sur des nuages. Valcourt la regarda jusqu’à ce que les premiers aboiements des chiens montent des vallées et que les premières volutes de fumée percent les poches de brume qui, le matin, font comme des lacs ouatés qui séparent les collines encore sombres de Kigali. Durant tout ce temps, une phrase le hanta. Celle que dit Gérard Depardieu à Catherine Deneuve dans Le Dernier Métro de Truffaut : « Oui, je vous aime. Et vous êtes si belle que vous regarder est une douleur. » Valcourt avait peut-être dormi une heure.
Le jardinier apparut et salua sans façon en voyant le couple à demi nu étendu sous l’arbre, comme si, dans ce monde chaotique, tout était normal. Il n’avait pas tort. La cacophonie des chiens fit progressivement place à celle des humains. Les buses prirent leur envol à la recherche des déchets frais que la nuit avait produits. Quand, après un long survol de la ville, elles eurent délimité leur territoire, les choucas quittèrent les branches inférieures des eucalyptus qui entouraient le jardin de l’hôtel pour aller se contenter, race inférieure et obéissante, des morceaux de terrains que les buses avaient dédaignés. Le bruit horrible des bottes françaises d’un peloton de la garde présidentielle, qui chaque matin faisait son jogging autour de l’hôtel, enterra les croassements de tous les corbeaux de la ville. Le bruit avait réveillé Gentille.
— Tu ne sais pas ce qu’ils chantent en courant. Ils chantent qu’ils vont tous les tuer. Ils parlent de tes amis.
— Ils parlent de toi aussi, Gentille.
Ils prirent le petit-déjeuner à la terrasse, dans l’ombre protectrice du ficus. Gentille, encore dans son uniforme tout froissé de serveuse, avec le macaron doré sur lequel était inscrit son nom. Les garçons évitaient les regards et les signes de Valcourt, mais Zozo, tout heureux de leur bonheur, vint rapidement mettre fin à cette discrimination. « Vous avez bien choisi, c’est la plus belle et, sans jeu de mots, c’est la plus gentille que je connaisse, monsieur Valcourt, et tous ceux-là ne sont que des jaloux ou des peureux. » Zozo se rendit même à la cuisine pour s’assurer que les œufs sur le plat de monsieur Valcourt et de madame Gentille ne seraient pas trop cuits. Ils étaient parfaits.
Valcourt et Gentille retournèrent au marché. Il était passé sept heures, mais Cyprien n’occupait pas sa place habituelle et personne ne l’avait vu. Ils montèrent vers la colline où habitait le marchand de tabac. Un restant de feu fumait encore dans un des deux barils métalliques qui avaient éclairé la nuit des miliciens. À côté de la route, une foule d’oiseaux criards et féroces se disputaient les cadavres mutilés et désarticulés d’un homme et d’une femme qu’on avait dû jeter l’un sur l’autre. Valcourt reconnut la chemise rouge de Cyprien, puis le long visage rugueux avec sa fine moustache qu’il taillait avec tant de soin. À quelques mètres sur la droite, allongé sur un matelas poisseux, un milicien ivre mort ronflait, serrant dans sa main une machette ensanglantée.
Nous pouvons tous nous transformer en assassins, avait toujours soutenu Valcourt, même l’être le plus pacifique et le plus généreux. Il suffit de quelques circonstances, d’un déclic, d’une faillite, d’un patient conditionnement, d’une colère, d’une déception. Le prédateur préhistorique, le guerrier primitif vivent encore sous les vernis successifs que la civilisation a appliqués sur l’humain. Chacun possède dans ses gènes tout le Bien et tout le Mal de l’humanité. L’un et l’autre peuvent toujours surgir comme une tornade apparaît et détruit tout, là où quelques minutes auparavant ne soufflaient que des brises chaudes et douces.
Durant quelques secondes, des gènes d’assassin s’animèrent dans le sang de Valcourt, des
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