Un Dimanche à La Piscine à Kigali
des Rwandais, je suis ici pour faire respecter les accords d’Arusha. Quant à la gendarmerie, je travaille en parfaite collaboration avec le colonel Théoneste, qui en est le chef. C’est un homme de parole, un professionnel, et il me jure qu’il punit les débordements et les bavures.
Voilà. Pour l’ONU, le massacre de Cyprien, de sa femme et de ses enfants constituait une bavure.
— Et si le grand nettoyage des Tutsis et de leurs complices que réclament la radio et les publications extrémistes commençait, que feriez-vous ?
— Rien, monsieur, rien. Je ne dispose pas des forces nécessaires pour intervenir. On me les refuse. Nous protégerions les édifices et le personnel des Nations unies et peut-être les expatriés, si cela ne met pas la vie de nos soldats en danger. Pour le reste, c’est un problème entre Rwandais.
— Vous savez qu’il y aura des massacres.
— Il y en a déjà eu dans le Bugesera. On parle de milliers de morts.
— Et vous ne faites rien.
Le général paraissait excédé. Il avait fait son devoir. Il avait envoyé sur le terrain quelques informateurs qui avaient confirmé les rumeurs et recueilli des témoignages. Il répéta qu’il avait transmis ces informations à New York et que ses supérieurs lui avaient demandé de continuer à observer la situation et de les prévenir si jamais ces débordements pouvaient mettre en péril la vie des membres des diverses organisations de l’ONU qui travaillaient dans le pays. Il préparait un plan d’évacuation de la force multinationale ainsi que des expatriés et le remerciait d’être venu l’informer, mais ne pouvait lui consacrer plus de temps.
En rentrant à l’hôtel, Valcourt avait croisé Raphaël et lui avait dit : « Oublie les Casques bleus, ils ne bougeront pas. Vous êtes seuls. » Et il lui expliqua. Le général avait pris toutes les mesures pour justifier autant sa passivité actuelle que son impuissance future. Demander une permission dont il n’avait pas besoin et qui, il le savait, en fonctionnaire qu’il était, serait refusée par ses pareils. Rédiger des rapports pour réclamer une augmentation du contingent, sachant qu’aucun pays ne voulait envoyer plus de troupes au Rwanda, mais sachant aussi, ce qui est plus grave, qu’avec ses quelques milliers de soldats il pouvait en quelques heures neutraliser les extrémistes de la garde présidentielle et leurs principaux complices. Valcourt, tout comme le général, avait assisté à des manœuvres et à des exercices de l’armée rwandaise, et s’était efforcé avec plus ou moins de succès de ne pas pouffer de rire pour ne pas offusquer ses hôtes de même que les entraîneurs français, qui regardaient ailleurs pendant que leurs élèves cafouillaient comme des scouts à leur première sortie en forêt. L’armée rwandaise n’était qu’une triste farce. Quelques centaines de soldats professionnels pouvaient prendre le contrôle de la capitale en quelques heures. L’ONU n’avait pas besoin de renforts, seulement d’un leader audacieux sur le terrain. Tous les experts militaires occidentaux le savaient, et le général de l’ONU en particulier.
— Raphaël, je ne peux plus rien faire. Tout cela est trop énorme. J’ai essayé, le peu que j’ai pu. Au début, tu te rappelles, je voulais donner un coup de pouce à la démocratie avec la télévision. Puis, j’ai voulu me battre contre le sida en faisant un film. La télévision n’existe toujours pas et je ne terminerai probablement pas le film. Il me reste Gentille et l’enfant. Peut-être que je peux sauver deux personnes.
Malgré la conviction de plus en plus profonde de son impuissance, Valcourt rédigea un long article sur le meurtre de ses amis, sur le génocide annoncé et sur le calme contemplatif du commandant de la force des Nations unies. Il le fit parvenir à une douzaine de publications avec lesquelles il entretenait des relations, la plupart au Canada. Seul un petit hebdomadaire catholique de Belgique accepta de publier l’article. Cela ne le surprit pas beaucoup. En 1983, comme des centaines de journalistes, il avait reçu des communiqués de presse de groupes humanitaires qui travaillaient en Éthiopie. On affirmait qu’une famine sans précédent se préparait et qu’elle pourrait tuer un million de personnes. Les journaux, les télévisions, les instances de l’ONU, les ambassades avaient reçu les mêmes communiqués et les mêmes rapports détaillés
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