Un Dimanche à La Piscine à Kigali
monsieur Valcourt, chez vous à Montréal, grâce à une bourse du gouvernement canadien. J’habitais près du parc Lafontaine. Je ne sais pas si vous connaissez ?
Valcourt était né au 3711, rue de Mentana à proximité du grand parc. Soudain, il ne pensa qu’à dormir. Il insista pour qu’on maintienne sa plainte. Et, oui, il irait témoigner devant le tribunal et se tenait à la disposition de la justice, « si jamais, ici, la justice existe comme dans les environs du parc Lafontaine, monsieur le substitut ».
— Vous n’avez pas peur des conséquences, monsieur Valcourt ?… Je veux dire que vos gestes pourraient être interprétés de façons diverses par les autorités ?
Il leva une main lentement, comme on fait un signe de paix, mais pour dire que c’était assez, qu’il s’en allait, que ce théâtre l’épuisait. Bien sûr, pensait-il en regardant le marché où Cyprien ne vendrait plus son tabac, bien sûr qu’il craignait les conséquences de ses dénonciations. Mais chaque pas, chaque geste, il s’en rendait bien compte, l’emprisonnait, lui interdisait de revenir en arrière. Comment se taire absolument et regarder ? Et puis, une petite fille dormait dans sa chambre avec Gentille. Il faudrait bien, un jour, pour que sa solitude ne l’étrangle pas, que quelqu’un puisse lui raconter la mort de ses parents, dire les meurtriers et la haine absurde qui les animait. Il ne voyait personne d’autre que lui et Gentille. Un article, un reportage pourrait peut-être émouvoir l’opinion publique et influencer son gouvernement, qui en parlerait à un autre, se disait-il en passant devant le Kigali Night dans lequel s’engouffraient en criant des paras français. « Quel idiot je suis ! Il faut dix mille morts africaines pour faire sourciller un Blanc, même s’il est progressiste. Dix mille, ce n’est même pas assez. Et puis ce ne sont pas de belles morts. Elles font honte à l’humanité. On ne montre pas les cadavres dépecés par les hommes et déchiquetés par les charognards et les chiens sauvages. Mais les tristes victimes de la sécheresse, les petits ventres ballonnés, les yeux plus grands que la télé, les enfants tragiques de la famine et des éléments, ceux-là émeuvent. Et les comités se forment, et les humanitaires s’agitent et se mobilisent. Les dons affluent. Les enfants riches, encouragés par leurs parents, cassent leur tirelire. Les gouvernements, sentant souffler un vent chaud de solidarité populaire, se bousculent au portillon de l’aide humanitaire. Mais quand ce sont des hommes comme nous qui tuent d’autres hommes comme nous et qu’ils le font brutalement, avec les moyens du bord, on se voile la face. Et quand ce sont des hommes inutiles, comme ceux d’ici… » Valcourt ne savait trop pourquoi, encore une fois, il irait importuner le général canadien. Il n’entretenait aucun espoir de pouvoir influencer le cours des choses, mais il insista quand même pour que le général le reçoive.
Le militaire écouta poliment, en griffonnant parfois quelques mots sur un bloc-notes jaune. Valcourt ne lui révélait rien ou presque qu’il ne sût déjà. Il avait auparavant demandé à l’ONU la permission d’intervenir et de saisir les dépôts d’armes que les extrémistes projetaient de distribuer à la population. Un autre général fonctionnaire canadien en poste à l’ONU la lui avait refusée.
Valcourt ne comprenait pas qu’il ait besoin d’une approbation et de plus de soldats pour intervenir. Son mandat spécifiait qu’il devait assurer la protection de la population civile de la capitale. Et quelques dizaines de paras belges pourraient en une nuit faire disparaître toutes les barrières de la ville. Et dans Kigali, il le savait, on tuait chaque jour et chaque nuit. Ce n’étaient plus des incidents isolés qu’on pouvait assimiler à des débordements d’extrémistes. Même des membres de la gendarmerie participaient aux exactions.
— Oui, si j’interprétais mon mandat d’une façon proactive, j’aurais des motifs suffisants pour intervenir, mais je ne suis pas le seul dépositaire de ce mandat, je suis un soldat qui dans l’incertitude en réfère à ses supérieurs. Politiquement, monsieur, les choses ne sont pas simples. Je veux bien protéger les civils, mais je ne veux pas prendre le risque de perdre des soldats, ne serait-ce qu’un seul, sans en avoir l’autorisation écrite. Je ne suis pas ici pour sauver
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