Un Dimanche à La Piscine à Kigali
pas le prêt, je veux aller avec toi ce soir, juste pour le plaisir. » Elle vint le relancer à l’hôtel à deux heures du matin. Il l’avait laissée dormir dans le transat sur le balcon. Il s’était réveillé en sursaut. Célestine, assise sur le bord du lit, le masturbait studieusement. Il fut incapable de jouir et lui fit le petit prêt. Elle était revenue régulièrement pour trouver une couche quand elle n’avait pas de client. Puis elle avait disparu. Il l’avait revue au pavillon B, allongée tête-bêche le long d’une vieille tuberculeuse. Elle lui avait demandé un autre petit prêt pour la nourriture. Non, il ne venait pas pour Célestine, mais pour une visite. « Bernadette, combien sommes-nous aujourd’hui ? Monsieur Lamarre, qui travaille pour le gouvernement canadien, effectue une étude sur le financement des services de santé au Rwanda. » L’infirmière déplaça quelques flacons pour dégager un grand livre à couverture bleue et doré sur tranche, comme ces anciens registres dans lesquels on tenait la comptabilité avant que l’ordinateur vide les bureaux de leurs dossiers encombrants. Elle parcourut lentement les colonnes du bout d’un Bic mâchouillé et écrivit la somme sur un mouchoir de papier qu’elle avait sorti de sa manche. Le pavillon B se maintenait dans la moyenne. Elle avait perdu deux lits cette semaine, qui s’étaient écroulés sous le poids des patients qui y reposaient. « Cela nous fait 68 lits et 153 malades. C’est un peu mieux que le mois dernier quand, avec nos 70 lits, nous avions 180 malades. » Arithmétique absurde et incompréhensible pour Lamarre qui n’avait séjourné dans un hôpital que durant cinq jours, dans une chambre privée, meublée d’un grand lit, d’une télévision, d’une table de travail et de quelques fauteuils confortables, sans mentionner la douche et le petit frigo que sa femme avait empli de pâtés, de fromages et de quelques bouteilles de vin qui rendraient son séjour plus agréable dans un endroit aussi déprimant. Marie-Ange, c’était le nom de sa femme, avait même passé une nuit avec lui. Tout émue par cette audace et cette violation de l’interdit, elle avait réprimé quelques cris qu’elle ne se connaissait pas pendant qu’il s’escrimait rapidement sur elle de peur qu’une infirmière ne les surprenne. Elle avait joui, imaginant déjà d’autres lieux interdits, aussi originaux que l’ascenseur, les toilettes de l’avion, l’automobile dans le stationnement d’un centre commercial un vendredi soir et surtout, surtout, son petit bureau du ministère des Affaires extérieures. Jean Lamarre avait refusé toutes ses propositions insistantes et de plus en plus incompréhensibles, lui suggérant plutôt d’aller consulter un psychiatre. L’enfant qui allait naître dans un peu moins de deux mois était le fruit de ce goût de l’interdit. Il avait été conçu en cinq minutes avec un inconnu dans le parking d’un restaurant chic où Marie-Ange allait manger quand son mari, employé modèle, faisait au bureau des heures supplémentaires qu’on ne lui avait pas demandées. Cette fois, elle n’avait pas réprimé ses cris. L’homme, effrayé, s’était enfui, la braguette ouverte et le sexe pendant dans l’air froid. Aujourd’hui, assise sous le grand ficus de l’hôtel, elle ne pensait qu’à la disparition prochaine de cet énorme ventre qui éloignait d’elle tous les hommes, sauf son pudique mari qui persistait à se coucher vêtu d’un pyjama qu’il ne retirait jamais, même quand il lui faisait laborieusement l’amour.
— Combien de sidéens, Bernadette ?
— Une centaine environ.
Ils pénétrèrent dans un véritable capharnaüm. Sur chaque petit lit reposaient deux malades qui tenaient souvent des enfants dans leurs bras. Sous ces grabats, un autre malade allongé, parfois sur le sol de béton, parfois sur une natte. Des enfants rampaient, d’autres couraient. Certains, plus âgés, nourrissaient leur mère, trop faible pour tenir la cuillère remplie d’une bouillie grisâtre. Dans la salle du fond, quelques bénévoles, toutes séropositives, trimbalaient de lit en lit une énorme casserole d’un ragoût quelconque. Enrôlées dans un des programmes du père Louis, elles venaient chaque jour distribuer un repas gratuit aux sidéens sans accompagnateur familial ou trop pauvres pour se payer un repas. Aujourd’hui, elles avaient plus de soixante-dix malades
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