Un Dimanche à La Piscine à Kigali
palabres autour de la piscine pour que vos amis rwandais puissent découvrir quel cordon de la tirelire canadienne vous tenez.
— Vous peignez un bien noir tableau d’un pays ami du Canada.
— Quand on est un petit pays, monsieur Lamarre, on a les amis qu’on peut.
— Je reconnais là le cynisme typique des journalistes tiers-mondistes.
Ils longeaient un mur de briques rouges auquel s’adossaient divers campements dans lesquels semblaient vivre des familles entières, ainsi que quelques échoppes vendant nourriture, savons et médicaments trafiqués. Ils dépassèrent trois malades que des membres de la famille transportaient péniblement sur des civières de fortune. « Non, monsieur Lamarre, il n’y a pas d’ambulances, sinon pour les militaires ou les Blancs, mais les Blancs ne viennent pas se faire soigner au CHK. Ils prennent l’avion. Un mort peut toujours attendre, surtout si son cadavre permet à quelqu’un de découvrir la vie. » Valcourt connaissait l’hôpital par cœur. Il y avait tourné à plusieurs reprises et avait rencontré presque tout le personnel médical et infirmier pour son film sur le sida. « La morgue est tout au fond. En y allant, je vous fais faire le tour du propriétaire. Petite visite au Rwanda profond. »
À gauche du portail gardé par une dizaine de soldats nonchalants, un petit bungalow aux murs de crépi jaune merdeux se décomposait lentement mais sûrement à l’ombre de quelques eucalyptus. « Bienvenue à l’urgence. » Trois lits aux draps souillés, un portrait du président au centre, des taches de sang sur le sol en béton, une bassine pleine d’urine et quelques pansements. Sur le lit du fond, un jeune homme qui avait été blessé par machette hurlait toute la douleur de la terre. Assis dans un coin, une vieille femme ratatinée comme une vieille orange et un petit garçon qui se bouchait les oreilles avec ses deux mains attendaient. Quoi ? Peut-être que le jeune homme meure pour avoir trop crié. Ils passèrent dans une salle attenante. Autour d’une table couverte de pansements, de flacons et de cendriers, infirmiers et infirmières sirotaient un café. Allez savoir pourquoi, une machine à espresso trônait sur une civière qui servait de buffet. « Café, monsieur Bernard ? On attend le médecin de garde qui avait un déjeuner important avec le sous-ministre de la Santé. Il est question qu’il soit nommé au ministère. » Lamarre chuchota, un peu dégoûté, qu’on pourrait quand même administrer des médicaments antidouleur au blessé. Valcourt le prit par le bras. « Prochaine visite : la pharmacie centrale du Centre hospitalier de Kigali. »
Côte à côte sur des chaises droites, s’adonnant patiemment à la broderie, elles étaient trois, assises en silence dans un antre mal éclairé où couraient quelques rats gros comme des castors. En apercevant Valcourt, elles quittèrent leur ouvrage. « Quelle belle visite ! dit Joséphine, commis principal de la pharmacie centrale. Vous venez montrer notre malheur ? » Des dizaines d’étagères aux trois quarts vides faisaient comme d’énormes grillages dans la pénombre. Depuis la dernière visite de Valcourt, rien n’avait changé. Il n’y avait toujours pas d’antibiotiques. On attendait la prochaine livraison dans un mois. On avait distribué les dernières aspirines il y a trois jours. On avait bien reçu d’un généreux pays donateur une quantité énorme d’onguent antifongique, mais ici, on ne venait pas à l’hôpital pour une maladie de la peau. Il restait un peu de morphine et beaucoup de sirop contre la toux, ainsi qu’une potion dont on ne savait trop quoi faire qui s’appelait Géritol et qui pouvait, paraît-il, soulager certains maux liés à la vieillesse. « Mais, ici, les vieux ne sont pas nombreux, vous le savez, monsieur Bernard. Ils restent à la maison. » Alors, ne sachant trop quoi faire de ce sirop, on le donnait à quiconque réclamait un médicament.
— Vous voulez prendre une photo pour vos souvenirs ?
Lamarre serrait dans sa main moite un polaroïd d’un autre âge, marqué du drapeau canadien et d’un numéro d’inventaire. Il devait prendre des photos du cadavre de François Cardinal pour le dossier de l’ambassade.
— Je vous épargne la maternité, c’est trop bruyant, mais sur le chemin de la morgue nous devons passer devant les pavillons de médecine interne. Vous verrez, c’est fascinant.
Le CHK
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