Un Dimanche à La Piscine à Kigali
gens que tu mentionnes ne sont pas si méchants que tu le dis. Je peux difficilement t’expliquer en détail comme toi tu le fais. Mais continue à parler ; j’aime quand tu me parles, j’aime quand on me parle. À part mon grand-père et un peu mon père, personne ne m’a jamais parlé plus que quelques minutes. Dans ma vie, je n’ai entendu que des ordres, des conseils, des interdictions, des litanies, des cantiques et des sermons. Je n’ai jamais fait partie d’une conversation. J’ai aussi entendu des insultes et des rugissements d’hommes qui exprimaient de la même manière leur plaisir ou leur frustration, mais de longues phrases qui m’étaient destinées, je n’en connais pas d’autres que celles que tu as prononcées. Parle. J’ai besoin de savoir que je peux être autant une oreille qu’un…
Il existe des mots qu’une femme rwandaise ne prononce pas même si elle les met en pratique : cul, sexe, baiser, pénis et tous les autres de la même famille. Les prostituées n’emploient pas plus ces termes. Comme si le fait de dire le mot consacrait le péché ou l’humiliation.
— Tu aurais pu dire « corps », Gentille. Ce n’est pas trop difficile à dire. Ou « chose », ou « objet », murmura Valcourt. Ou encore « cul »…
Gentille baissa la tête et ferma les yeux.
— Tu l’aimes, n’est-ce pas, mon…
Elle hésita et souffla :
—… cul, et aussi mes seins et mon sexe ? Est-ce que tu les aimes autant que tu aimes me parler ?
— Oui, Gentille, autant.
— Alors, parle encore. Parle-moi de toi, de chez toi, dis-moi pourquoi tu restes ici, et je t’en supplie, ne me dis pas que c’est à cause de moi, ce serait gentil mais trop facile. Parle-moi, c’est tellement bon, tellement doux.
Il y a des gens comme Gentille à qui il ne faut surtout pas dire la vérité. Cela serait trop simple et cela ressemblerait à un mensonge, car la vie doit être compliquée. Rien ne justifiait maintenant que Valcourt demeure au Rwanda, sinon Gentille. Tout était simple pour lui, mais, il le sentait, elle voulait qu’il reste aussi pour son pays, pour ses amis, pour les collines abruptes et, avant tout, pour lui-même.
— Pourquoi tu restes ici ?
— Parce que je suis un peu paresseux et que la vie d’ici m’oblige à agir. D’ailleurs, mon pays a aussi une âme paresseuse et frileuse. Il n’agit que lorsque les catastrophes et les horreurs dépassent les limites de l’entendement. Mais, pour être honnête, je dois dire que tous les deux, mon pays et moi, une fois extirpés de notre paresse, nous nous comportons relativement bien.
— Non, parle-moi de ton pays comme moi je te parle des collines. Parle-moi de la neige.
— Je n’aime pas la neige, ni le froid ni l’hiver. Je hais l’hiver. Mais il existe un jour dans l’année, un moment magique que même le cinéma ne peut reproduire. Tu t’éveilles un matin, et dans ta maison la lumière t’aveugle. Dehors, le soleil brille deux fois plus qu’au beau milieu de l’été, et tout ce qui depuis des semaines était sale, gris, brun, feuilles mortes, boues mêlées de fleurs fanées, tout ce que l’automne enveloppait de sa morbidité, tout cela est, ce matin-là, plus blanc que ton chemisier le plus blanc. Mieux encore, cette blancheur scintille de milliards d’étoiles qui te font penser que quelqu’un a semé de la poussière de diamant dans la terre blanche. Cela dure quelques heures, parfois une journée. Puis la saleté, qui suinte des villes comme la sueur des corps, souille cette fragile pureté. Mais dans nos grands espaces, loin des villes, sur nos collines qui ne sont que de petites bosses à côté des tiennes, la blancheur de la neige se fait un lit durant des mois. Et dans ce lit s’installe le silence. Tu ne connais pas le silence. Tu ne peux imaginer comment il enveloppe et habille. Le silence dicte le rythme de ton cœur et celui de tes pas. Ici, tout parle. Tout jacasse et hurle et soupire et crie. Pas une seconde qui ne soit ponctuée d’un son, d’un bruit, d’un aboiement. Chaque arbre est un haut-parleur, chaque maison, une caisse de résonance. Donc, il y a ce mystère dans mes collines, le silence. Je sais, tu as peur du silence, tu me l’as dit. Mais ce n’est pas le vide comme tu crois. C’est lourd et oppressant, car pas un chant d’oiseau, pas un bruit de pas, pas un son d’une musique ou d’une parole ne parvient à nous détourner de nous-mêmes. Tu as
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