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Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Titel: Un Dimanche à La Piscine à Kigali Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gil Courtemanche
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lumineux ornaient les visages. L’enfant dormait toujours malgré le vacarme. Gentille serrait la main de Valcourt, qui, depuis le début, réprimait ses rires, les transformant en légers sourires, et se retenait pour ne pas raconter ses propres aventures. Zozo, qu’un seul verre d’alcool transformait en pantin rieur, s’extasiait devant toutes ces vies si pleines de rebondissements car, comme dans les rencontres nocturnes de correspondants de guerre, une histoire n’attendait pas l’autre. L’exploit de l’un, embelli bien sûr, faisait place à la déconvenue de l’autre, qui était enterrée subito presto par une anecdote encore plus croustillante. On s’échangeait des épopées comme les enfants s’échangent des billes ou des cassettes de Nintendo. Des morts incroyables, des culs plus ronds et doux que la pleine lune, des yeux plus profonds que l’océan, des militaires plus barbares que les Huns et les nazis confondus se faisaient une lutte épique pour attirer l’attention des auditeurs. Ces minutes de vie intense disaient toutes la même chose, parlaient le même langage, celui du malheur et de l’horreur qui mènent droit à la vie. Valcourt se taisait, encore une fois coupable d’être heureux au milieu de la barbarie, mais plus léger, comme libéré d’une masse sombre par l’index de Gentille, aussi doux qu’un duvet, qui délicatement et patiemment suivait en caressant les sentiers que la vie avait tracés dans sa main. Et maintenant, c’est elle qui insistait : « Raconte, raconte une belle histoire, toi aussi. »
    Et il raconta un matin de novembre 1984 à Bati, dans le désert du Tigré, en Éthiopie. La grande famine, qui rameuta trop tard tous les chanteurs de la planète et laissa dans la mémoire de l’Occident le souvenir de We Are the World plutôt que celui des centaines de milliers de victimes, s’emparait du nord du pays comme une gigantesque tempête de sable qui enterrait tout et transformait le désert en fosse commune. On lui avait parlé du petit matin, du moment où le soleil est précédé par quelques lueurs rosées et violacées qui s’allongent sur l’horizon. Un médecin français lui avait raconté, devant une pizza au Hilton d’Addis-Abeba, comment, à un certain moment dans ce tableau de rêve, des gémissements naissaient en même temps que de longues incantations mystérieuses qui devaient chasser la mort, ponctuées de petits cris stridents et des aboiements des chiens errants. Puis, lorsque le rose et le violet se transformaient en orange, que perçaient les premiers rayons du soleil et que les cadavres en sursis se réveillaient, on entendait tous les sons de la mort annoncée. Les poumons qui explosaient, les mères qui hurlaient, les bébés qui vagissaient, les gorges qui crachaient. « Une symphonie mortuaire sur fond de carte postale. » C’est ce qu’avait dit le médecin. Et Valcourt, avec Michel son caméraman rescapé du Viêt-nam, s’était installé juste à la limite du camp, près d’un petit trou dans lequel semblaient dormir trois ou quatre personnes enveloppées dans des peaux de chèvre, pour témoigner de ce lever du soleil wagnérien. Il faisait un froid de canard. Dans six heures, le sol pierreux brûlerait les pieds qui s’y poseraient. À moitié nus, vingt-cinq mille squelettes vivants, déjà cassés par la faim, les maladies et l’épuisement, subissaient chaque jour le choc du chaud et du froid. Et comme avait raconté le médecin, la grande illumination et la lugubre symphonie commencèrent, car ces gens de la chaleur et du désert découvraient leurs morts ou leurs nouvelles afflictions dans les minutes qui suivaient le froid de la nuit. Cette femme qui s’éveillait dans son trou, pendant que Valcourt récitait à la caméra son topo d’ouverture, pensa peut-être qu’il était médecin, infirmier ou prêtre. Elle déposa devant lui, qui avait mis un genou par terre, un tout petit corps enveloppé dans une peau de chèvre. L’enfant ne possédait plus assez de souffle pour faire bouger un brin d’herbe, seulement un bruissement, un râle doux et langoureux que Valcourt entendait davantage que les mots qu’il prononçait pour décrire la mort qui l’entourait. Il fut tenté de conclure en disant qu’il venait juste de voir un enfant mourir, à ses genoux, puis de le prendre et de le soulever à la hauteur de la caméra. Quel beau morceau de télévision, car Michel, en entendant ces mots, aurait

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