Un Dimanche à La Piscine à Kigali
par plaisir. À travers l’enfant, dorénavant seul objet de son attention, il découvrit une partie de la vie qu’il s’était totalement interdite : les rires idiots et spontanés, les grimaces ridicules, les naïves berceuses, les angoisses de la première fièvre qui rend l’enfant rouge comme une braise incandescente. Pour se racheter à ses propres yeux, il rédigea un deuxième rapport plus hypothétique que le premier, dans lequel il évoquait les rumeurs qui couraient dans le village de Cardinal et qui désignaient comme assassins des militaires ou des hommes de main du président. Il le fit parvenir directement au cabinet du ministre, sans en parler à sa supérieure, qui dans un fax avait louangé le travail fouillé de ses collègues français dans cette affaire pénible et se félicitait d’une aussi rapide conclusion qui gardait intactes les bonnes relations entre les pays mis en cause. Lamarre ne voulait plus jouer à la politique ni planifier une carrière. Il se contenterait d’être un bon père, sans relief, peut-être, mais un père présent, respectueux. Mais lorsqu’il s’allongeait sur le dur gazon humide devant sa petite villa qui surplombait le Kigali Night, les yeux perdus dans les étoiles, lui qui n’était pas contemplatif, il se sentait léger comme il ne l’avait jamais été auparavant, certain d’avoir trouvé un métier à sa mesure, et il allait se coucher avec une petite estime de lui-même après avoir embrassé sa fille qui dormait.
Quand Valcourt apprit la maladie et le départ de Marie-Ange, il se rendit compte qu’il comprenait encore bien peu ce pays qu’il prétendait expliquer et la contagion qui s’y exerçait. Justin, le boy de la piscine, avait contaminé Marie-Ange. Mais c’est lui, Valcourt, qui l’avait poussée dans les bras de Justin. Autour de la piscine, le sexe n’était qu’un jeu. Comme par mimétisme, il avait mené Marie-Ange jusqu’au sexe de Justin, qui lui avoua sans honte ni regret qu’il repassait aux Blanches une maladie qu’on avait apportée aux Noirs. Valcourt ne prit même pas une seconde pour tenter de convaincre le jeune homme de son erreur et de sa folie. Il se contenta de lui dire que s’il le voyait attirer une autre femme dans son cabanon, il dévoilerait toute la vérité au directeur de l’hôtel, qui, avec toutes ses relations dans le gouvernement, réussirait certainement à le faire emprisonner.
Il raconta tout à Gentille, qui fut moins scandalisée qu’il ne l’avait craint. Elle lui reprocha seulement, mais était-ce un reproche ? d’avoir précipité une rencontre qui serait survenue de toute manière, puisque cette femme était une « femme gratuite », selon son expression. Se sentant quand même responsable, il devait s’expliquer.
— Tu vois, chaque pays possède une couleur, une odeur et aussi une maladie contagieuse. Chez moi, la maladie, c’est la complaisance. En France, c’est la suffisance, et aux États-Unis, l’ignorance.
— Et au Rwanda ?
— Le pouvoir facile et l’impunité. Ici, c’est le désordre absolu. À celui qui a un peu d’argent ou de pouvoir, tout ce qui semble interdit ailleurs apparaît comme permis et possible. Il suffit d’oser. Celui qui, chez moi, n’est qu’un menteur peut devenir ici fraudeur, celui qui n’est que fraudeur se transforme en grand voleur. Le chaos et surtout la pauvreté lui donnent des pouvoirs qu’il ne possédait pas.
— Tu parles des Blancs qui pensent qu’ils n’ont qu’à lever le petit doigt pour que je monte dans leur chambre, même s’ils sont laids, des Rwandais riches qui me disent que je vais perdre mon emploi si je ne couche pas avec eux. Mais tu n’es pas comme ça.
— C’est ce que j’ai fait avec madame Lamarre. J’ai utilisé mon pouvoir pour jouer avec sa vie. Quand on arrive ici, on tombe malade de la maladie du pouvoir. Je suis un peu comme eux. Regarde-les, tous ces petits conseillers d’ambassade, ces parachutistes musclés ou boutonneux, ces tâcherons de la communauté internationale, ces consultants de pacotille qui ne passent pas une seule soirée sans avoir au bras, puis au sexe les plus belles femmes de la ville. En arrivant ici, nous nous transformons tous en petits chefs.
Gentille sourit. Petit chef peut-être, mais plutôt gentil et respectueux. Mais elle ne tenta pas de le rassurer sur lui-même.
— Continue de parler, même si parfois je n’aime pas ce que j’entends. Tous ces
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