Un Dimanche à La Piscine à Kigali
impossibles à recréer. Un vide plein du vide qu’il laisserait. Les hommes qui se sentent aimés éperdument tombent facilement dans la complaisance, oubliant la force et la patience que mettent les femmes à forger le bonheur. Valcourt en ce domaine était un homme bien ordinaire.
Et puis, il y avait autre chose. La gêne, la prudence, l’anonymat des assassins s’atténuaient de jour en jour. Ils proclamaient leurs projets d’extermination à la radio. Ils en riaient dans les bars. Leurs idéologues, comme Léon Mugasera, enflammaient des régions entières avec leurs discours. Après chaque assemblée, les miliciens se lançaient comme des Huns dans les collines, brûlant, violant, estropiant, tuant de leurs machettes chinoises et de leurs grenades françaises. Des commissions internationales venaient constater les dégâts, déterraient les cadavres des fosses communes, recueillaient les témoignages de survivants des pogroms. Valcourt, au bar du quatrième, prenait un verre avec les éminents juristes et experts qui lui en disaient dix fois plus que ce qu’ils publieraient dans leur rapport. Et il prenait des notes, écoutait, découragé, chaque fois un peu plus terrifié par l’énormité des révélations, mais en ces moments c’était le goût de poivre et de muscade du sexe de Gentille, la fine pointe de ses mamelons, ses fesses frémissantes à la moindre caresse qui occupaient son esprit. Et cela, il ne se le pardonnait pas. Comme pour tout chrétien de gauche comme lui, même s’il ne croyait pas en Dieu, le bonheur était une sorte de péché. Comment peut-on être heureux quand la terre se désintègre sous nos yeux, que les humains se transforment en démons et qu’il n’en résulte qu’exactions et abominations innommables ? Un soir qu’il ruminait ainsi, oscillant entre la pensée des seins de Gentille et les paroles de Raphaël, terrorisé parce qu’on venait faire des menaces de mort à son travail, Gentille se présenta, tenant dans ses bras l’enfant qui dormait. Et Raphaël dit : « Mon ami, voici le bonheur qui apparaît et qui vient te chercher. Gentille, ton futur mari est un imbécile. Tu devrais le quitter. Il ne veut pas profiter de son bonheur. Il m’écoute, il me plaint, il cherche dans sa tête comment il pourrait m’aider, même s’il sait qu’il ne peut rien. Dis-lui. Non, je vais lui dire, à cet idiot de Blanc, mais pas avant que nous ayons bu un peu de champagne. Moi aussi, comme Méthode, je veux partir heureux et dans le luxe. »
Raphaël invita le maître d’hôtel à venir trinquer avec eux. Le cuisinier belge les rejoignit, en même temps qu’une deuxième bouteille, et Zozo qui passait par là pour vérifier on ne sait trop quoi. Enfin Émérita, qui venait dormir sur une banquette du bar, parce que des miliciens rôdaient près de la maison de sa sœur où elle habitait. Et une troisième bouteille arriva avec le barman. Il avait fermé sa caisse et rêvait de s’engouffrer dans la plantureuse Émérita, qui, elle, n’avait d’yeux que pour Valcourt, qui ne l’avait jamais regardée comme un homme regarde une femme, lui ayant toujours parlé comme on parle à un camarade de travail.
Raphaël parlait sans cesse, de sida, de corruption et de massacres. Il répétait ce qu’il avait dit mille fois. Valcourt n’avait pas besoin d’écouter attentivement. Il devinait chacune des phrases qui franchissait ses lèvres. Mais peut-on reprocher aux gens menacés de mort d’en parler et de se répéter ? Avec son sourire de lune, Zozo acquiesçait : « Oui, monsieur Raphaël, oui, vous avez raison. » Zozo confondait l’approbation avec l’art d’être pion. On ne savait jamais si c’était le pion ou le copain qui opinait du bonnet. Puis Raphaël dit : « Parlons de choses plus joyeuses. » Il se mit à raconter ses histoires de cul, toutes plus rocambolesques les unes que les autres (il était un peu vantard et très convaincu de son charme irrésistible). Le récit de ses aventures provoquait des rires entendus, surtout quand il parlait des Blanches. Il décrivit ensuite son emprisonnement au stade de foot, avec huit mille autres suspects, en 1990. Il n’en retenait pas les bastonnades et la faim, mais tous ces amis qu’il s’était faits et ces femmes qui se montraient douces et accueillantes pour que les hommes oublient leur malheur. Dans le bar obscur, on riait aux éclats, on se lançait des regards complices. Des sourires
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