Un Dimanche à La Piscine à Kigali
premières.
Mais, assis devant Valcourt qui parlait joyeusement de sa nouvelle fille en enfilant une grosse Primus et en dévorant trois œufs sur le plat avec du bacon et de la saucisse comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours, Lamarre savait que sa carrière, qui n’existait pas encore, tenait à un fil. Lisette, habile manœuvrière, prétextant son absence et son ignorance du cas, l’avait réveillé à six heures pour lui confier une grande responsabilité, témoignage de sa confiance en lui : il rédigerait le rapport sur la mort du frère Cardinal. Le ministre, qui avait entendu des rumeurs troublantes sur l’identité des assassins et qui souhaitait qu’elles soient fausses, attendait le rapport de Lamarre.
Lamarre ne parlait pas, regardant fixement les œufs brouillés qui étaient déjà figés dans l’assiette. Il promenait dans la pâtée jaunâtre une fourchette nerveuse.
— Voilà, je dois rédiger le rapport sur la mort du frère Cardinal. Et je voudrais savoir…
— Non. Vous ne voulez pas vraiment savoir que Cardinal se battait avec ses petits moyens contre de grandes injustices, vous ne voulez pas savoir et surtout écrire que des membres de l’entourage du président ont probablement décrété sa mort, vous ne voulez pas savoir, vous désirez vous en tirer honorablement. Je vous comprends et je compatis. Mais vous n’y parviendrez pas. Les morts qu’on cache se transforment en fantômes qui viennent nous hanter. Vous êtes foutu, une autre victime de ce pays de merde. Si vous dites la vérité, votre carrière est à l’eau. Si vous appuyez la version que le ministère préfère pour la chaleureuse continuité de ses relations avec le Rwanda, je me lance à votre poursuite. Tout ce que nous savons tous les deux sera publié un jour ou l’autre dans un journal canadien ou belge ou français. Je vous le jure. Je vous poursuivrai. Je vous harcèlerai. Vous serez mon principal ennemi. Contre les assassins, je ne peux rien faire, je suis sans armes et inutile, mais les petits complices comme vous, j’ai au moins des mots pour les confondre. Monsieur Lamarre, vous êtes un ennemi à ma mesure.
Lamarre plaidait. Il ne méritait pas qu’on s’acharne sur lui. Valcourt, repu, sirotait un café très serré en hochant la tête. Il comprenait son désarroi. Même, il le plaignait. Choisir entre l’exigence de la vérité et la honte du mensonge n’était pas facile. Il regrettait de devoir le menacer, mais il ne pouvait faire autrement. Le jeune diplomate n’avait pas touché à ses œufs brouillés. Quand il se leva pour remonter à sa chambre et rédiger son rapport, il marchait lourdement, le dos voûté comme s’il avait vieilli de trente ans en deux jours.
Le fonctionnaire rédigea un rapport conforme aux conclusions préliminaires des services secrets français : le frère Cardinal avait été assassiné par des voleurs qui étaient peut-être des rebelles tutsis. L’ambassade ainsi que le ministère endossèrent cette version qui fut diffusée au Canada. Valcourt réussit à faire publier un article en Belgique. Cela n’affecta pas la carrière de Lamarre qui, trois jours après leur conversation, quittait l’hôtel pour sa villa, son boy, son cuisinier et son jardinier. Même vidée de son bébé, Marie-Ange ne l’attirait décidément plus, ce qui n’attristait pas trop la jeune femme qui tâtait maintenant du jardinier, tout en pensant à Justin. On ne revit pas le jeune couple dans les cercles diplomatiques ou les restaurants. Lamarre regardait de vieux vidéos de kung-fu et sa femme baisait le personnel en tentant d’atteindre l’extase et l’abandon où Justin l’avait conduite. Elle avait poursuivi le jeune homme, qui chaque fois, l’avait repoussée avec mépris. Trois semaines après leur arrivée, elle fut convoquée chez le médecin belge qui la suivait depuis son accouchement. Elle était séropositive. Elle se mit à hurler. Au bout de ses hurlements, après avoir griffé le médecin au visage, elle souffla : « Je vais le tuer. » Elle n’en fit rien, bien sûr. Justin continua jusqu’à sa propre mort à transférer aux Blanches la mort de son pays. Lamarre, encore soucieux de sa carrière et peut-être compatissant, organisa le retour de Marie-Ange au Canada dans les jours qui suivirent l’annonce fatale. Il garda avec lui Nadine, conçue dans un parking et expulsée dans un cabanon. Lamarre devint père par obligation, puis
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