Un Dimanche à La Piscine à Kigali
projets trouvaient difficilement du financement et les contrats s’évanouissaient.
Élise refusait de se conformer à ces règles. Elle se promenait dans la vie en franc-tireur. Cette infirmière de combat n’avait pas fait la bataille de l’avortement au Québec dans les années 1970 pour devenir au Rwanda une fonctionnaire de l’enregistrement des cas de sida. Elle n’avait pas vécu et travaillé avec la rébellion salvadorienne pour s’étioler, silencieuse, dans ce merdier puant. Elle regarda en souriant la Comtesse, dégoulinante et honteuse, qui s’extirpait maladroitement de la piscine dans laquelle elle avait laissé un soulier à talon et une grande partie de sa dignité. Élise alla rejoindre Valcourt. « La prochaine fois, je la bats. »
Un grand vol de choucas fit mille petites ombres sur la piscine. Au loin, très haut dans le ciel, les buses surveillaient, traçant de larges cercles. L’ordre régnait autour de la piscine. Les Tutsis de la Banque populaire s’installaient. Léo, qui préparait un film sur la grande démocratie rwandaise, financé conjointement par le Canada et par le parti du président, se promenait de table en table, distribuant sourires et mensonges comme un Maurice Chevalier nègre dans une mauvaise comédie musicale. Les Canadiens de Kigali étaient partis avec leur walkie-talkie et leur plan d’évacuation. Le reste des coopérants qui passaient la nuit à l’hôtel étaient déjà soûls et rivalisaient de bruyance avec les Belges. Dans un coin du bar, les filles de madame Agathe gloussaient en sirotant leur Pepsi. La soirée s’annonçait rentable. Elles espéraient seulement que les Belges décamperaient. Ils étaient brutaux et grossiers. Les Canadiens, eux, un peu nigauds. Ils leur faisaient la cour au bar comme si elles n’étaient pas des putes. Ils leur racontaient des histoires, leur tenaient la main, prononçaient des mots doux, offraient du vin et du whisky avant d’oser presque du bout des lèvres une invitation à la chambre, sans jamais demander le prix de la prestation. Et quand ils l’apprenaient, même si la fille avait doublé le prix normal, ils s’apitoyaient sur le sort qui lui était réservé. Grands humanistes, ils allongeaient en plus un gros pourboire. Les Français, disaient les filles, violent et possèdent. Ils ne parlent pas et paient en jetant les billets sur le lit avec un air méprisant. Les Belges prennent leur pied tout en nous insultant, ils nous expliquent que nous ne méritons pas mieux, que nous sommes toutes des traînées et, après avoir remis leur pantalon, ils discutent sur le prix. Les Canadiens sont gentils. Ils nous font un peu la morale. Ils semblent s’inquiéter de notre avenir en nous triturant les seins. Ils insistent pour nous embrasser longuement avant de nous prendre. Quand ils paient, ils sont toujours gênés. Ils essaient de déguiser une baise en histoire d’amour. Probablement parce qu’ils ont autant peur de se perdre dans la baise que dans l’amour. Les Canadiens sont bien, disaient les filles, même soûls, ils sont raisonnables. Bernadette, qui racontait tout cela à Gentille, souhaitait que tous les clients disparaissent. Elle ne voulait plus travailler, mais que faire d’autre ? Au début, même quand elle était épuisée, elle n’avait jamais refusé un client. Pas pour l’argent, seulement pour le plaisir et le rêve. Le plaisir de caresses et de baisers surprenants. Une langue qui jouait dans l’oreille, pendant qu’un doigt léger faisait frissonner un mamelon. Bon, les clients étaient tous pressés et ils la prenaient plus rapidement qu’elle ne l’aurait souhaité, escamotaient généralement les démonstrations amoureuses et écourtaient leur tendresse. Mais elle y prenait plus de plaisir que lorsqu’elle travaillait à Sodoma, puis à l’hôtel des Diplomates. Et le rêve ! Cent, deux cents clients l’avaient entretenue. Certains, des réguliers, qui voulaient payer moins, ou encore l’entraîner dans des aventures sexuelles que la tradition rwandaise condamnait, offraient comme marques d’affection de petits cadeaux qu’elle savait bien anodins et peu coûteux. De petites bouteilles d’alcool, des trousses de toilette qu’on donne dans les avions, de vieux magazines (elle ne savait pas lire, ou si peu). Les plus généreux y allaient de quelques bijoux de pacotille achetés à la boutique hors taxe de l’aéroport de Nairobi. Mais ses prouesses sexuelles, sa
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