Un Dimanche à La Piscine à Kigali
par les milices, appuyées par des éléments de la gendarmerie, de tous les Tutsis identifiés aux postes de contrôle… Quadrillage de la ville par les militaires et les miliciens, rue par rue… chaque responsable de secteur leur remettra une liste des personnes à éliminer et des maisons à détruire… n’épargner ni les femmes, ni les enfants mâles… une fois Kigali nettoyée, la garde présidentielle se dirigera vers Gitarama, puis Butare pour organiser le nettoyage… aucun Tutsi ne doit survivre. »
Studieusement, méthodiquement, froidement, quelques centaines d’hommes planifiaient l’élimination d’un pan de l’humanité. Dans un premier temps, il était relativement facile de supprimer les ennemis politiques, les personnalités, mais après ? Comment pouvaient-ils croire, eux qui étaient si peu nombreux, tout comme les leaders nazis, que la majorité de la population les suivrait, participerait ou accepterait non seulement de signaler les maisons suspectes, mais aussi de rameuter les chiens pour qu’ils exécutent leurs voisins ou leurs camarades de travail ? Comment pouvaient-ils croire sérieusement que, par milliers, ils consentiraient à se transformer en assassins ? Comment surtout pouvaient-ils en être si sûrs ?
— Dis-moi, Gentille, que c’est impossible.
— Non, tu sais maintenant que tout est possible ici.
Ils étaient allongés sous le grand ficus. Un vent doux et chaud bruissait dans l’arbre, transportant avec lui les aboiements des chiens errants et le son de la musique que dégorgeait la discothèque du rond-point de la République. Quelques chauffards, faisant crisser leurs pneus et jouant du klaxon, fuyaient le couvre-feu. Gentille, stoïque, berçait l’enfant en chantonnant une mélopée de sa colline. Valcourt se sentait défait. La main de Gentille qui le caressait sans appuyer sur son bras lui procurait plus de douleur que de plaisir. Elle avait raison. Il le savait depuis longtemps mais refusait de se l’avouer. Et maintenant, il devait vivre avec cette certitude et les révélations de Théoneste. Même la présence de Gentille sous cet arbre trop parfait, son existence, sa beauté inutile devant l’horreur creusaient un trou dans sa poitrine. Il ne pouvait rien, sinon embrasser sa femme pour se raccrocher à la vie.
Mais les vieux réflexes disparaissent rarement. Le lendemain matin, à la première heure, il se présenta au quartier général de l’ONU avec ses notes, des listes de noms et de lieux où les extrémistes cachaient des armes, avec le plan d’un génocide. Le major général refusa de le recevoir et fit dire que, s’il détenait des informations importantes, il pouvait les confier à son agent de liaison, un extrémiste notoire. Valcourt se précipita sur la route qui menait à Kazenze, là où habitait Émérita. Il voulait la prévenir, mais aussi lui demander conseil.
À une centaine de mètres du carrefour, des gendarmes qui avaient établi un barrage interdisaient tout passage. Il franchit le barrage à pied, brandissant sa carte de presse. Quelques dizaines de personnes entouraient la maison de la taxiwoman. Une vraie pagaille. Des gens hurlaient, pleuraient. D’autres brandissaient des machettes et des gourdins. Sur le sol rouge gisait l’énorme et flasque corps de la mère tenancière d’Émérita. Joséphine, la sœur, le prit par la main. « Venez voir ce qu’ils ont fait à ma petite sœur. » Valcourt refusa. « Vous n’avez pas le droit. Elle vous aimait beaucoup. »
Un filet d’eau coulait encore dans la douche, traçant des sentiers rouges sinuant comme des serpents patients. Sur les murs et par terre, des souvenirs, des évocations de ce qui avait été des bras, un visage, des seins. Dans ce réduit, la grenade qu’on avait glissée par la fenêtre avait pulvérisé le corps en cent petits tas de chair. Valcourt se mit à vomir. Il voulait pleurer. Mais, prostré, il ne pouvait que hoqueter au rythme épileptique de son estomac qui se vidait.
Juste en bas de la maison, là où se rejoignaient la route de Kazenze et le boulevard qui menait au centre-ville, des interhamwes faisaient la fête. On les entendait hurler la chanson qui appelait à l’élimination des cafards. Ils s’agitaient devant un petit bar qui leur servait de quartier général et d’où ils harcelaient tous les Tutsis qui passaient.
Après avoir laissé Valcourt chez Caritas, c’est là qu’Émérita s’était rendue,
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