Un Dimanche à La Piscine à Kigali
République du Rwanda, Juvénal Habyarimana, est mort lorsque son avion a explosé au-dessus de la base de Kanombé. L’avion, qui s’apprêtait à atterrir, a été touché par un missile lancé par les rebelles tutsis. Le gouvernement a décrété le couvre-feu et demande à toute la population fidèle à la république de prendre les armes pour faire face à l’invasion des cafards. Vos voisins sont peut-être des assassins. Soyez vigilants. »
Il était neuf heures trente, le jeudi 6 avril 1994, et Gentille rentrait à Kigali pour se marier le dimanche suivant. Valcourt avait évoqué avec elle les confidences de Cyprien, la confession du colonel Théoneste au père Louis et ses rencontres infructueuses avec le général des Nations unies. Quand Raphaël tenait son grand discours sur le nazisme rwandais et qu’il comparait les Tutsis aux Juifs, quand Raphaël évoquait la « solution finale » en présence de Gentille, Valcourt tentait toujours d’apporter des nuances. Il invoquait sans y croire la présence des Nations unies et surtout le fait que jamais plus la communauté internationale ne tolérerait qu’on élimine un peuple de la surface de la Terre. Il croyait qu’on assisterait à des massacres horribles. Il parvenait à imaginer des dizaines de milliers de morts, car cela s’était déjà produit. Cela lui paraissait logique, dans l’ordre des choses, ou du moins explicable. Après avoir passé le barrage de Gitarama, il avait perdu ses dernières illusions. Le sergent, dans un excellent français, lui avait dit : « Vous rentrez à Kigali juste à temps pour assister au triomphe du peuple hutu. »
Gentille semblait dormir, recroquevillée sur son siège comme une petite fille épuisée par un long voyage. Dans la montée qui menait à Rundo, Valcourt s’engagea sur une piste qui menait vers une petite vallée d’où l’on pouvait voir à la fois la colline de Stratton et les premières lumières de la banlieue de Kigali. Le silence le rassura, l’odeur des eucalyptus aussi, celle de Gentille encore plus et surtout sa respiration tranquille. Tout cela réuni faisait comme un discret murmure, une imperceptible pulsation qui donnait à la vie un rythme et un sens. Quelques semaines auparavant, Václav Havel, président de la République tchèque, avait prononcé un discours devant l’Assemblée générale des Nations unies dans lequel il avait invoqué « l’ordre de la vie », qui pour l’athée devait remplacer le sacré. Ce que Valcourt ressentait, c’était le souffle enveloppant de l’ordre de la vie. Malgré tous les signes qui s’accumulaient, malgré l’affirmation du sergent qui confirmait ses pires hypothèses, il ne parvenait pas à désespérer totalement. Nulle mort, nul massacre ne l’avait jamais désespéré de l’homme. Du napalm au Vietnam, il était sorti brûlé, de l’holocauste cambodgien, muet, et de la famine éthiopienne, cassé, épuisé, le dos voûté. Mais au nom de quelque chose qu’il ne parvenait pas à définir et qu’il pourrait bien appeler lui aussi l’ordre de la vie, il fallait continuer. Et continuer, c’était regarder devant soi, puis marcher, marcher.
— Gentille, tu dors ?
— Non, je pense à toi. Je sais exactement pourquoi je t’aime. Tu vis comme un animal guidé par l’instinct. Comme si tu avais les yeux fermés et les oreilles bouchées mais qu’une boussole secrète te dirigeait toujours vers les petits, les oubliés ou les amours impossibles, comme le nôtre. Tu sais que tu n’y peux rien, que ta présence ne changera rien, mais tu y vas quand même. Bernard, il est toujours temps de retourner à Butare.
— Mais non, il faut rentrer à Kigali, nous nous marions dimanche. Demain, tu dois choisir ta robe.
La radio officielle diffusait un bulletin de nouvelles internationales en français. Une correspondance de Québec annonçait que le gouvernement du Parti québécois tiendrait probablement un référendum sur la souveraineté d’ici un an. Le nettoyage ethnique se poursuivait en ex-Yougoslavie, et de plus en plus de pays songeaient à une intervention militaire de l’OTAN. À Radio Mille-Collines, une voix hurlante énumérait la liste des complices des Tutsis qui menaçaient de prendre le pouvoir : la première ministre du gouvernement de transition, Agathe Uwilingiyiamana, qui crachait sur ses parents, Landouald, qui se faisait appeler Lando, vice-président du Parti libéral, Faustin,
Weitere Kostenlose Bücher