Un Dimanche à La Piscine à Kigali
des miliciens durant une semaine. Ils furent presque tous massacrés. Des trois cent vingt membres de la famille de Stratton, dix-sept survécurent. De nuit, il parcourut à travers champs et marais une centaine de kilomètres jusque chez le père de Gentille, qui s’éteignait au rythme de la tuberculose qui lui rongeait les poumons.
Le lendemain matin, au petit-déjeuner, Valcourt et Gentille apprirent par bribes que leur monde s’écroulait. Ils étaient quelques centaines maintenant à camper autour de la piscine, dans le parking et dans tous les corridors de l’hôtel. L’approvisionnement en eau avait été coupé ainsi que les lignes téléphoniques. Victor, le restaurateur, grand chrétien et ennemi de la politique, fut accueilli en héros quand il se présenta avec une centaine de pains, des bouteilles d’eau et tous les œufs que contenait son réfrigérateur. Il avait déjà effectué dix voyages entre son restaurant de l’avenue de la Justice et l’hôtel. Une centaine de personnes s’étaient réfugiées dans son sous-sol. Quatre par quatre, dans sa reluisante Peugeot beige, en brandissant des liasses de billets sous les yeux des miliciens et des gendarmes, il les menait au Mille-Collines. La rumeur avait vite couru : la présence des coopérants et des experts blancs, ainsi que celle de quelques soldats de l’ONU, faisait de l’hôtel, propriété de la Sabena, un sanctuaire encore plus sûr que les églises. Victor demanda à Valcourt de l’accompagner dans ses allées et venues. Sa présence serait peut-être utile.
Valcourt monta avec Victor, qui d’une main tenait le volant et de l’autre égrenait un chapelet. La présence du Blanc et ses papiers du ministère de l’Information ne pouvaient que lui faciliter la tâche. Dès la première barrière, Valcourt blêmit et pensa s’évanouir. Un long serpent de corps longeait l’avenue de la Justice. Devant eux, des miliciens et des gendarmes ordonnaient à des passagers de sortir de leur véhicule. Souvent, un seul coup de machette suffisait, et des adolescents traînaient le corps encore frémissant vers le côté de la chaussée. Les cadavres des hommes faisaient des taches noir et blanc, ceux des femmes s’étalaient, les jambes ouvertes, les seins dénudés, la culotte rose ou rouge encerclant les genoux. Plusieurs d’entre elles vivaient encore. Valcourt les voyait trembler, les entendait râler et gémir. On tuait les hommes, d’un coup de feu ou d’un coup de machette, savant et précis. Mais les femmes n’avaient pas droit à une mort claire et nette. On les mutilait, on les torturait, on les violait, mais on ne les achevait pas, comme on l’aurait fait avec des animaux blessés. On les laissait aller au bout de leur sang, sentir venir la mort râle par râle, crachat par crachat, pour les punir d’avoir mis au monde tant de Tutsis, mais aussi pour les punir de leur arrogance car, à tous ces jeunes qui tuaient, on avait raconté que la femme tutsie se croyait trop belle pour eux.
Ils suivaient une fourgonnette rouge. Debout à l’arrière, trois membres de la garde présidentielle et un caméraman qui filmait calmement le long ruban multicolore. Ils s’arrêtèrent près d’une femme toute vêtue de rose, allongée sur le dos. À côté d’elle, deux enfants agenouillés pleuraient. Un des militaires retourna du pied le corps léger de la femme, qui allongea un bras fin vers l’homme comme pour demander de l’aide. Le caméraman continua à filmer, tournant autour de la femme pour multiplier les plans et les angles, puis il posa sa caméra sur le sol, défit sa braguette et pénétra la femme. Quand il releva la tête, probablement après avoir éjaculé, Valcourt le reconnut. C’était Dieudonné, son meilleur élève. Victor marmonnait : « Je vous salue Marie, pleine de grâces, le Seigneur est avec vous… » Les corbeaux et les buses volaient bas, tournoyaient au-dessus du banquet qu’on leur offrait. Valcourt vomissait ses entrailles. Ils dépassèrent la prison et le siège de la police, d’où des groupes de miliciens armés sortaient sans arrêt, accompagnés d’un policier, et montaient dans des véhicules qui partaient en direction de Nyamirambo, de Gikondo ou de Muhima. Victor emprunta la rue de l’Hôpital, puis le boulevard de la Révolution. Les vendeurs de médicaments périmés et les marchandes d’aliments qui entouraient d’ordinaire l’entrée du Centre hospitalier de Kigali
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