Un Dimanche à La Piscine à Kigali
falaise. Les hommes ne s’intéressaient pas au plaisir des femmes qui ressemblait trop à celui des enfants. Les femmes sont des enfants.
Ils roulaient en silence depuis trente minutes. Quelque part dans l’immense bordel du Zaïre voisin, le soleil était disparu comme une pièce dorée dans la main d’un magicien. Ils avaient passé sans anicroche le barrage militaire à la sortie de Butare.
— Vous avez beaucoup ri.
Et Gentille s’esclaffa comme si elle faisait encore partie du cercle des femmes. Oui, elles avaient beaucoup ri parce qu’elles parlaient des hommes, mais plus précisément des hommes au lit.
— Quand nous étions adolescentes, nous nous réunissions dans une maison ronde, cinq ou six filles avec une femme plus âgée, une femme qui connaissait les hommes. Nous étions assises sur une natte et nous allongions les jambes. Nous mettions une main dans notre culotte. La femme nous disait de frotter et de caresser le sexe pour qu’il devienne humide, puis de l’ouvrir et de chercher une petite chose qui nous ferait trembler dès qu’on la toucherait, comme une toute petite langue qui se cachait entre les lèvres. Je sais maintenant que ça s’appelle des lèvres et un clitoris. La femme qui nous a initiées parlait de « la cachette de la femme ». Puis nous nous caressions. C’était aussi une sorte de jeu, de concours pour trouver laquelle aurait le plus de plaisir, le plus tard possible. Cet après-midi, mes copines m’ont demandé si nos découvertes d’adolescentes me servaient aujourd’hui et si le Blanc en profitait. Je leur ai raconté toutes tes caresses et toutes les miennes. Et puis elles se sont échangé tous leurs secrets et toutes leurs envies, surtout leurs désirs, parce qu’elles possèdent bien peu de secrets.
— Et tous ces rires de petites filles ?
— La gêne, la timidité, la pudeur. Elles entretiennent encore des rêves d’adolescentes et ne l’avouent qu’en riant de leurs envies et de leur pensées secrètes.
Un nombre inhabituel de véhicules se dirigeaient vers Butare. Dans la descente vers Nyabisindu, comme dans un tableau de Goya, des éclairs déchiraient la nuit. Des ombres fugaces se profilaient, entre les véhicules qui semblaient tourner ou reculer sans raison. Une pagaille funèbre. Sur le côté de la route, un minibus déversait ses passagers. En klaxonnant sans arrêt, Valcourt se frayait un chemin dans ce fouillis. Une dizaine de militaires tenaient à cent mètres un barrage éclairé par quelques torches que brandissaient des miliciens. Les minibus et les taxis de Kigali pouvaient continuer, mais sans leurs passagers, qui repartaient vers Butare, valise sur la tête. Les véhicules privés devaient rebrousser chemin. Le soldat à qui Valcourt montra ses papiers ne savait pas lire. Un gradé quelconque apparut, revolver à la main, en hurlant et en bavant. Il n’examina le laissez-passer qu’une fraction de seconde. « Les Tutsis attaquent Kigali et un collaborateur du gouvernement se promène avec une fille de cancrelat. » Valcourt lui tendit la carte d’identité de Gentille. Le militaire n’en devint que plus furieux. « Faux papiers, faux papiers ! Des putes, juste des putes qui séduisent même nos amis. Allez, passez, mais elle, nous l’aurons quand vous ne serez plus là pour la protéger. »
Valcourt alluma la radio. À Radio-Rwanda, un commentateur énumérait les succès économiques de l’année 1993. Radio Mille-Collines, la radio des extrémistes hutus, diffusait de la musique classique, programmation surprenante pour cette station qui attirait les jeunes avec de la musique pop américaine qu’elle entrelardait d’appels à la violence et de discours enflammés sur les traîtres hutus qui pactisaient avec les inkotanyis. Depuis des mois, les journalistes de Radio Mille-Collines nommaient les traîtres, les ennemis, les comploteurs. Et quand l’un d’entre eux était mystérieusement assassiné, un commentateur venait expliquer que cet homme avait couru après sa mort, qu’il était un déchet de la terre et que, même s’il n’approuvait pas le meurtre, il comprenait que les Hutus menacés dans leur existence même puissent penser que seule la disparition des Tutsis et de leurs alliés garantirait leur survie. À Ruhango, un autre barrage fermait la route. Pendant que Valcourt montrait ses papiers et ceux de Gentille, la musique, le Requiem de Mozart, s’interrompit. « Le président de la
Weitere Kostenlose Bücher