Un Dimanche à La Piscine à Kigali
garde présidentielle, les réseaux Zéro et certains militaires et gendarmes mis dans la confidence devaient les éliminer dès que le président serait assassiné. Puis la gendarmerie, les chefs de secteur et les milices installeraient les barrières. Le colonel Théoneste se chargeait d’endormir et de neutraliser les forces de l’ONU. Chaque maison tutsie de Kigali avait été identifiée. Personne ne devait sortir de la capitale, ni même du secteur. Chaque groupe d’ interhamwes serait accompagné d’un gendarme ou d’un militaire.
« Et ne vous fiez pas aux papiers d’identité, usez de votre intelligence, lança le colonel Atanase. S’ils sont grands, s’ils sont minces, s’ils sont pâles, ce sont des Tutsis, des cafards qu’il faut faire disparaître de la face de la terre. »
Valcourt et Gentille avaient décidé de partir au coucher du soleil, de telle sorte qu’ils seraient à Kigali vers vingt-deux heures, compte tenu des barrages militaires qui se multipliaient depuis quelque temps. Pendant que Jean-Damascène attisait le feu, le défilé des voisins et des parents se poursuivait. Ils avaient tous été invités à Kigali pour le mariage, mais seul le père de Gentille avait accepté de s’y rendre.
Les cadeaux s’accumulaient devant Gentille, qui remerciait humblement, Valcourt dissimulant sa surprise devant tant de générosité. Quelques poulets, des chèvres, des sacs de riz, quelques paniers de tomates, une arme traditionnelle – une lance –, car les Blancs aiment bien les vieilles choses, plusieurs paniers et plateaux tressés, décorés d’énigmatiques motifs géométriques, et une grande urne en terre cuite.
Comme les visiteurs semblaient vouloir rester, il fallut bien tuer les chèvres qu’on avait offertes aux futurs mariés. Quand la parenté vit que deux chèvres cuisaient sur le grand feu, ainsi que quelques poulets, elle dépêcha de petits messagers, qui revinrent les mains pleines de tomates, de salades, d’oignons, d’œufs et de fromage, histoire de compléter le festin. Personne ne s’esclaffait ou ne parlait à haute voix, mais on ne murmurait plus. Les femmes avaient formé un grand cercle autour de Gentille, dont elles éloignaient les enfants. Gentille, rieuse, parlait sans arrêt, relancée par un regard, un rire, un soupir. Les hommes se tenaient debout par petits groupes, souvent sans parler, observant la vallée et la colline d’en face. Parfois, l’un d’entre eux allait chercher Jean-Damascène pour qu’il serve d’interprète, étant donné que tous ne parlaient que le kinyarwanda et que Valcourt ne savait dire que yégo, oya et inzoga, soit « oui », « non » et « bière ». Devant Valcourt, l’homme, car c’était toujours un homme, un cousin ou un ami, inclinait légèrement la tête et attendait que le père répète en français ce qu’on lui avait confié. C’étaient des paroles de bienvenue et des louanges sur la beauté de la future mariée qui, même si elle était maigre, dit l’un, porterait de beaux enfants mais ne pourrait pas travailler aux champs. Tous, aussi, par la bouche de Jean-Damascène, dirent à Valcourt d’emmener Gentille dans un autre pays. Puis, chacun faisait un pas en arrière après que le silence eut indiqué que la traduction était terminée et, presque en se retournant, tendait la main comme si ces deux peaux qui allaient se toucher traduisaient une impudeur coupable. Le dernier des hommes, un pur Tutsi auraient dit les anthropologues, effilé, anguleux et doux à la fois, les yeux brillants, les pommettes saillantes, ne lui tendit pas la main lorsque le silence vint. Il regarda Valcourt dans les yeux et cracha par terre, puis posa son pied sur le liquide blanchâtre qu’il écrasa comme s’il voulait que sa salive macule la terre. « Il dit qu’il vous respecte mais que, si vous êtes un vrai homme, vous n’avez pas le droit de garder Gentille sur une terre pourrie. » Du cercle des femmes provenaient des rires et des gloussements de plus en plus bruyants. Le cercle s’était resserré, et Gentille, tout en demeurant le centre d’attention, n’était plus qu’un prétexte à mille confidences. Les rires explosaient, mais on chuchotait les paroles qui les provoquaient. Et chaque femme qui exprimait son plaisir le faisait en baissant la tête. Les hommes, imperturbables, tournaient autour du feu, piquant chèvre ou poulet, réprimandant l’enfant qui s’approchait trop de la
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