Un Dimanche à La Piscine à Kigali
le droit de vivre », lui avait-il dit. Elle aussi se serait réjouie d’être témoin de l’envol de ces oiseaux. « Viens, papa. Viens manger. » Jean-Damascène les rejoignit, le cœur enfin léger. Il n’y avait qu’une seule tasse pour le café, et ils se la passaient comme un vase précieux, en riant pour un rien. Ils se marieraient dans quatre jours, le 9 avril. Après, ils reviendraient sur la colline, vivre avec Jean-Damascène. « Mais je serai mort, ma fille. » Non, il y avait des médicaments qu’on pouvait se procurer en Europe. Valcourt trouverait bien un travail à l’université ou au sein d’une des organisations humanitaires qui pullulaient dans le coin. Oui, se disaient-ils en voulant y croire, on pouvait rêver encore un peu. Ce n’était pas interdit. Valcourt travaillerait aussi avec son « père », qui avait fondé avec l’aide de sœur Franca la première association de séropositifs du Rwanda. Ils n’étaient qu’une douzaine, mais ils entretenaient de grands projets, dont le premier était de briser le silence et de combattre la honte. Pour le lecteur occidental, tout cela paraît bien simple et ordinaire. Pour un petit-bourgeois rwandais, il s’agit d’un exploit. Mais Jean-Damascène n’était pas homme à enjoliver la situation pour protéger le bonheur. Autant Kawa, son arrière-grand-père, avait construit sa descendance sur le mensonge et la dissimulation, autant il avait élevé la sienne dans la droiture et la vérité, quitte à assombrir les rêves de ceux qu’il aimait. Cette colline si paisible en apparence n’était qu’un champ de mines. C’est à Valcourt qu’il expliquait cela, car Gentille le savait depuis son enfance. Sa colline, comme toutes les autres, ne pourrait connaître la paix que si les mines explosaient, dévoilant dans l’horreur des chairs tordues et des familles écartelées la folie de ceux qui les avaient posées. Mais il fallait que tout explose pour que les aveugles et les sourds voient et entendent enfin le feu et les hurlements de l’enfer qu’ils avaient créé.
Ils restèrent assis sous le ficus. Quelques parents et amis arrivèrent, certains apportant des fleurs, d’autres de la bière. Ils restaient quelques minutes, après s’être inclinés presque solennellement devant Valcourt dont ils serraient la main du bout des doigts, puis repartaient vers leur parcelle de terre ou retournaient derrière leur haie de rugo pour regarder le temps passer. Si leur politesse surannée et leur distance ravissaient Valcourt, Gentille était déçue, car elle avait souhaité contre toute attente qu’on souligne et salue son bonheur par quelques débordements de joie ou par quelques transgressions de l’étiquette froide des collines. Elle tentait d’encourager la conversation, racontait une anecdote au sujet d’un voisin, qui baissait timidement la tête, tentait quelques blagues, qui ne recueillaient qu’un sourire poli. Valcourt lui souffla à l’oreille qu’il préférait de loin le silence de la colline à la bruyance de l’hôtel. Les gens possèdent un peu l’âme de leur paysage et de leur climat. Ceux de la mer sont comme les courants et les marées. Ils vont et viennent, découvrent de multiples rivages. Leurs paroles et leurs amours imitent l’eau qui glisse entre les doigts et ne se fixe jamais. Les gens de la montagne se sont battus contre elle pour s’y installer. Une fois qu’ils l’ont conquise, ils la protègent, et celui qu’ils voient venir de loin dans la vallée risque bien d’être l’ennemi. Les gens de la colline s’observent longuement avant de se saluer. Ils s’étudient, puis s’apprivoisent lentement, mais une fois la garde baissée ou la parole donnée, ils demeurent solides comme leur montagne dans leur engagement. Gentille comprit enfin que Valcourt ne voulait pas rester ici uniquement pour lui faire plaisir. Il s’y sentait bien.
12
À Kigali, en cette matinée du 6 avril 1994, une douzaine d’hommes discutaient dans un bureau de la caserne de la garde présidentielle, en face de l’édifice des Nations unies, boulevard de la Révolution. On avait terminé les listes et chaque nom avait été approuvé. Mille cinq cents noms, politiciens de l’opposition, hutus et tutsis, hommes d’affaires modérés qui souhaitaient le partage du pouvoir entre les deux ethnies ainsi que la démocratie, curés activistes, membres des associations des droits de l’homme, journalistes. La
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