Un Jour De Colère
enverrai
quelqu’un.
La cinquantaine d’individus
assemblés devant le parc d’artillerie ne constitue pas encore un problème, mais
elle peut en devenir un. Cette idée tracasse le jeune lieutenant, car, malgré
son grade peu élevé, il doit assumer, en attendant l’arrivée d’un supérieur –
Arango a été le premier officier à se présenter ce matin à l’état-major –, la
responsabilité du principal dépôt d’artillerie de Madrid. C’est pourquoi il s’efforce
de prendre un air impassible quand, dissimulant son inquiétude, il traverse les
groupes qui s’écartent sur son passage. Par chance, ils se comportent
raisonnablement. Ce sont pour la plupart des habitants du quartier de Las
Maravillas, artisans, boutiquiers et domestiques des maisons voisines, ainsi
que quelques femmes et parents de soldats du parc, ancien palais des ducs de
Monteleón cédé à l’armée. Autour de l’officier les commentaires exaltés ou
impatients vont bon train, on entend crier « Vive l’artillerie ! »
et quelques vivats, plus forts, pour le roi Ferdinand VII. Les insultes à
l’adresse des Français ne manquent pas non plus. Quelques-uns réclament des
armes, mais personne ne les suit. Pas encore.
— Bonjour, Mosié le
capitaine.
— Bonjour, lieutenant [1] .
Il vient tout juste de passer le
portail de briques et les grilles en fer forgé de l’entrée principale quand il
se heurte au capitaine français qui commande le détachement de soixante-quinze
soldats du train de l’artillerie impériale, plus un tambour et quatre
sous-officiers, qui gardent la porte, la caserne, les quartiers, le pavillon de
garde et l’armurerie. L’Espagnol porte la main à son chapeau, et l’autre lui
répond d’un air irrité et comme à contrecœur : il est nerveux, et ses
hommes encore plus. Ces gens dehors, dit-il à Arango, n’en finissent pas de les
insulter et, si ça continue, il va les disperser à coups de fusils.
— Si eux pas partir, je
donne l’ordre de tirer… Pan, pan !… Compris ?
Arango comprend trop bien. Voilà qui
déborde les instructions reçues de son colonel. Désolé, il regarde autour de
lui et observe les expressions préoccupées sur les visages de la maigre troupe
d’Espagnols qu’il a sous ses ordres : seize hommes, soldats, sergents et
caporaux. Ils ne sont pas armés, et même les fusils entreposés dans la salle
d’armes n’ont ni munitions, ni pierres, ni platines. Ils sont tous sans
défense, face à ces Français irascibles et armés jusqu’aux dents.
— Je vais voir ce que je peux
faire, dit-il au capitaine de l’armée impériale.
— Je vous donne quinze
minutes. Pas une de plus.
Quittant le Français, Arango prend
ses hommes à part. Ils sont alarmés, et il tente de les tranquilliser. Par
chance, le caporal Eusebio Alonso se trouve parmi eux, il le connaît, c’est un
vétéran posé, discipliné, à qui il peut faire confiance. Il l’envoie donc à la
porte avec pour instructions de calmer les gens et d’essayer que les
sentinelles françaises ne fassent pas une folie. Sinon, il ne pourra plus
répondre des civils qui sont dehors ni de ses hommes.
Devant le Palais, les choses se sont
compliquées. Un gentilhomme de la Cour que, d’en bas, personne ne peut
identifier vient d’apparaître au balcon pour joindre ses cris à ceux du
serrurier Molina. « On enlève l’infant ! » a-t-il vociféré, confirmant
les craintes des gens qui s’attroupent autour de la berline vide et sont
désormais soixante ou soixante-dix. Il n’en faut pas plus à Molina pour
franchir le pas. Hors de lui, suivi par les plus exaltés et par la grande femme
avenante qui agite un foulard blanc pour que les sentinelles ne tirent pas, le
serrurier se précipite vers la porte la plus proche, celle du Prince, où les
soldats des Gardes espagnoles, perplexes, ne leur barrent pas le passage.
Surpris par le succès de son initiative, Molina exhorte ceux qui l’accompagnent
à poursuivre plus avant, lance quelques vivats pour la famille royale, répète
« Trahison, trahison ! » d’une voix tonitruante, et, encouragé
par les cris de ceux qui lui font chorus, s’élance dans le premier escalier
qu’il trouve sans rencontrer d’autre opposition que celle d’un militaire, Pedro
de Toisos, exempt des Gardes du Corps, qui vient à sa rencontre.
— Au nom du Ciel !…
Calmez-vous, nous sommes déjà sous bonne garde !
— La garde, c’est nous qui nous
en
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