Un Jour De Colère
petite place San Miguel,
une volée de mitraille balaye l’espace, fait voler les pavés en éclats, atteint
Gálvez aux jambes et l’étend sur la chaussée. Il parvient à se relever et se
remet à courir en trébuchant lourdement, tandis que les voisins qui sont aux
balcons lui prodiguent leurs encouragements ; mais il ne fait que quelques
pas avant de s’écrouler de nouveau. Il est toujours en train de ramper quand
les soldats le rattrapent, tirent sur les balcons pour en faire fuir les habitants
et écrasent sans pitié le corps avec leurs crosses. Laissé pour mort, réanimé
plus tard grâce au geste charitable de deux femmes qui sortent le relever et le
portent dans une maison proche, Antonio Gálvez demeurera invalide pour le reste
de ses jours.
Non loin de là, après s’être échappé
de la Plaza Mayor, le cordonnier Pablo García Vélez, âgé de vingt ans, cherche
son père. Lorsque la seconde charge française à la baïonnette s’est vue
soutenue par des cuirassiers venus de la rue Impérial, et que le reste du
groupe de la voûte de la rue Cuchilleros a été dispersé sous une avalanche de
coups de sabres, García Vélez et son père – le Murcien de quarante-deux ans
Felipe García Sánchez – ont été séparés, chacun essayant de se sauver comme il
le pouvait. Maintenant, sa navaja passée dans sa large ceinture et une entaille
au cuir chevelu saignant un peu, épuisé par le combat et les galopades qu’il a
dû fournir, les Français à ses trousses, le cordonnier parcourt prudemment les
alentours, avançant de porche en porche, inquiet du sort de son père ; il
ignore qu’à cette heure, après avoir fui vers les environs de la rue Preciados,
Felipe García Sánchez gît sur le pavé avec deux balles dans le dos.
— Faites attention,
monsieur !… Il y a des Français aux Conseils !
García Sánchez sursaute et se
retourne. Assise sur les marches de bois, dans la pénombre de l’entrée où il
vient de se réfugier, se tient une jeune fille de seize ou dix-sept ans.
— Remonte chez toi, ma fille.
Ce qui se passe dehors n’est pas fait pour toi.
— Cette maison n’est pas la
mienne. J’attends de pouvoir partir.
— Alors, attends encore un peu,
jusqu’à ce que ça se calme.
Le garçon demeure sous la voûte,
guettant les environs. Ils semblent tranquilles, bien que des tirs isolés
résonnent du côté de la Plaza Mayor. Il parvient à voir un homme mort : un
civil, étendu sur le ventre, à quinze pas.
J’espère, se dit-il, que mon père a
réussi à s’en sortir. Puis il pense aux autres. À tous ces gens dispersés lors
du dernier assaut français. Avant de se mettre à courir, il a eu le temps d’en
voir certains lever les mains et se rendre. Il se dit qu’il n’aimerait pas être
dans leur peau, avec tous ces gabachos morts sur la place.
— Vous voulez un peu de
pain ?
García Vélez n’a rien mangé depuis
qu’il est parti de chez lui, au petit matin. Il s’assied donc sur une marche,
près de la jeune fille qui lui tend la moitié d’un pain, sur les deux qu’elle
porte dans un panier. Elle n’est ni laide ni jolie. Elle dit s’appeler Antonia
Nieto Colmenar, couturière dans le quartier, habitant près de l’église de
Santiago. Elle était sortie faire ses achats sur la place quand elle a été
surprise par les charges des Français et a cherché à s’abriter.
— Tu as du sang sur ta jupe, ma
fille, observe le cordonnier.
— Vous aussi, vous en avez, sur
les mains et à la tête.
Le jeune homme sourit, en regardant
le rouge sombre qui sèche sur ses doigts et sa navaja. Puis il tâte sa blessure
au crâne. Elle le brûle.
— Le sang sur mes mains est
français, dit-il fièrement.
— Le mien est celui d’un homme
mort, pas très loin. Je me suis agenouillée pour le secourir, mais je n’ai rien
pu faire. Après, je suis venue ici… À cause de ce sang, personne n’a voulu me
laisser entrer. Dès qu’ils le voyaient, les gens qui m’avaient ouvert leur
porte la refermaient aussitôt… Ils ne veulent pas avoir de problèmes.
Le cordonnier écoute distraitement,
occupé à mordre dans le pain avec voracité, mais la troisième bouchée ne passe
pas, il a la gorge trop sèche. Il donnerait sa vie, décide-t-il, pour un quart
de vin. Cette pensée le pousse à se lever, à monter l’escalier et à frapper à
trois ou quatre portes. Nul n’ouvre ni ne répond à ses appels, et il doit se
résigner à
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