Un jour, je serai Roi
bonhommes défilent, têtes basses, épaules rentrées, sans un regard pour le tenancier. Le flot ne s’arrête pas. Ils sont plus de cinquante.
— Eh toi !
Au passage, Traîne la patte attrape par la veste un petit maigrelet qui se faufilait entre deux carrures.
— Tu ne m’as pas payé cette semaine.
Le type a une sale mine. Son front ruisselle de sueur.
— J’ai pas travaillé depuis samedi.
— Pourquoi ? insiste la grimace.
— J’suis malade. Ça s’voit pas !
— T’as joué, oui. T’as perdu. C’est ça qui te tourne l’estomac.
— J’vais m’refaire. C’est promis. Vous aurez tout dimanche.
— T’as intérêt, mon gars. J’en ai dix qui sont prêts à m’offrir cinq sols de plus pour prendre ta place.
— Faut qu’j’y aille. J’vais rater l’embauche.
— T’es chez qui ?
— Marguerite Pontgallet.
Ravort déteste la bonne femme qui lui fait de la concurrence et loge les manœuvres sous des tentes pour trois fois moins cher.
— Tu loges pas avec les autres ? grogne-t-il d’un air menaçant.
— Y a plus un coin de libre. Mais elle a promis que c’était que du provisoire. Elle attend de nouvelles tentes…
— Je te donne jusqu’à demain pour payer ce que tu me dois… Allez, du balai !
Le Maigriot ne demande pas son reste.
Ravort fulmine. Cette garce casse les prix. Un jour, il foutra le feu à son camp, et on verra bien où ses Limousins iront dormir. Puis il claque méchamment la lourde porte des Sans aveu et se pose sur la table du fond, là où il calcule, reçoit, négocie, mange et passe la journée jusqu’au soir en attendant le retour de ceux qui font peu à peu sa fortune. C’est un moment de calme. Plus rien ne bouge, ne s’entend chez lui. Tout à l’heure, une commère viendra préparer la soupe du soir. Lui se réserve les bons morceaux. Le gras du glouton. À ce rythme, il grossit. Sa panse rebondie se dessine sous la chemise crasseuse, et s’il se déplace de plus en plus difficilement, ça n’a guère d’importance. Il possède des gens, maintenant, pour les besognes qui réclament de la poigne. S’il faut secouer un débiteur, impressionner un paysan qui rechigne à lui vendre son bien, il trouve les bras idoines. Tréboud, Coudray, Baillot arriveront à midi et, en raclant leur écuelle, lui raconteront les potins du bourg. Qui couche, qui boit, qui vole, qui est décidé à vendre. Ravort a déjà acquis trois maisons qui seront bientôt retapées, transformées vite fait en dortoir. Pour la suite, il devra patienter. L’argent de son mécène manque. Delaforge digère une grosse dépense – un règlement de compte , sourit-il mystérieusement – qu’il refuse d’expliquer, mais promet que le flot va bientôt reprendre. Il le lui a encore affirmé hier soir, car il loge depuis six jours dans les combles, un endroit qui n’a rien de propre ou de beau. C’est toujours mieux qu’à l’étage du dessous. Au moins, là, il est seul.
Les lieux rappellent le temps où le lutteur des arènes se cachait chez Raymond de la Montagne, à l’auberge du Chapeau rouge , avant de guerroyer et de triompher. Mais le balafré n’est plus l’invincible. Pourtant, il va devoir se battre. Du moins, il l’a déclaré en arrivant. On viendra le chercher pour le tuer. Aujourd’hui, demain ? Au matin, à la nuit ? Traîne la patte reste sur sa faim. Et l’autre, le sait-il ? Il s’agit d’une histoire personnelle qui a trait à l’enfance, avant même le collège de Montcler, croit comprendre le boiteux. L’orphelin chercherait à se venger et Ravort est bien placé pour savoir qu’il vaut mieux s’en méfier, ne pas chercher à lui nuire. Après, soutient Delaforge, plus rien ne s’opposera aux projets que tous deux échafaudent. Versailles est leur territoire. Ils voient grand, s’imaginent très riches. Un jour, raconte le manchot, il sera roi. Roi de Versailles ! Le Tordu le raille, ricane, se tape sur les cuisses. Et puis, s’arrête net : Toussaint le regarde de cet air qu’il avait, la nuit où il l’a balancé par la fenêtre du dortoir de Montcler.
— Un jour, je serai roi, répète-t-il.
D’abord, il faut purger le passé, l’enterrer une bonne fois pour toutes. Quand ? s’impatiente le boiteux qui manque de patience, et la réponse tombe : ce sera aujourd’hui. Ce matin.
— Toi, tu connais Toussaint Delaforge !
L’homme qui entre dit s’appeler François de Voigny.
— Je sais qu’il se cache dans ton
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