Un jour, je serai Roi

saisons. L’hiver et le printemps, il reviendrait à Paris, à condition de rester isolé. Mais quand vinrent ses sept ans, le contrat fut dénoué.
    Voigny ne supportait plus ce gamin qui parlait peu, mangeait peu, faisait sale, était laid. On le voyait rôder dans les cuisines, voler du pain, s’enfuir sans se retourner. Et François, le fils aîné du marquis, un peu plus âgé que Toussaint, finissait par ne plus supporter ce bâtard au regard noir, soupçonné de noyer les chats pour protéger son seul compagnon, un rat avec qui il dormait.
    — Un rat ! Y songez-vous !
    La Place a convoqué Marolles dans le bureau où il trône en maître. Il s’y sent d’attaque pour résister au gardien de sa conscience.
    — Vous devez mettre un terme à ce qui devient un malaise. Ce garçon dérange mon service, gêne mes gens, nuit à l’équilibre de mes enfants !
    Le marquis était décidé à affronter l’ire du confesseur, pasteur de ses péchés, plutôt que de vivre avec l’horrible gamin.
    — Il n’a que sept ans depuis septembre dernier, répondit Marolles qui se félicitait d’avoir tenu si longtemps.
    — L’âge de raison, grommela le marquis.
    — Je l’ai inscrit au collège de Montcler pour le mois de juin.
    Le marquis de La Place connaissait la réputation de dureté de l’établissement.
    — Un solide tutorat ne pourra pas lui nuire, acquiesça-t-il.
    Et puisque l’affaire était classée, il passa à autre chose.

    Toussaint Delaforge rejoignit le collège de Montcler à pied, du quartier du Marais à la rue Saint-Jacques. Au cours du trajet, il ne desserra pas les dents et cela n’étonna pas son parrain qui, après une brève tentative pour l’intéresser au Louvre puis à la Seine, renonça à lui parler. L’enfant découvrait par lui-même, sans montrer la moindre émotion. À peine sembla-t-il s’intéresser au charivari des lavandières qui plongeaient leurs mains blanchies, ridées, dans la rivière, battaient le linge et injuriaient à qui mieux mieux les équarrisseurs parce qu’ils jetaient par-dessus bord la carcasse des bêtes mortes et rougissaient ainsi l’eau dont elles se servaient pour curer les culottes des hommes. Leur tapage fut interrompu par le passage d’une lourde embarcation chargée de victuailles, qui, prise dans les courants, vint taper contre le quai de la rive gauche. Les curieux s’amassèrent et chacun donna son avis pour sauver ce qui pouvait l’être.
    Toussaint ignorait ce manège. Son esprit était resté rue de la Couture-Sainte-Catherine. De son adieu aux lieux, il conservait le souvenir d’une jolie petite fille à la chevelure cuivrée dont les joues colorées de taches de rousseur se couvraient de larmes silencieuses en le voyant partir. Il s’agissait d’Aurore, la fille du marquis avec qui il avait joué en secret et à qui il souriait. Au cours de l’heure qui le conduisit au collège de Montcler, Toussaint ne goûta pas à la liberté, préférant graver ce visage dans sa tête. Pour être certain de ne pas l’oublier, il serrait les mâchoires, rentrait les lèvres, les mordait. Un sacrifice qui racontait sa douleur – au point qu’un fin filet de salive vermeille s’échappait de sa bouche –, et c’était sa façon de sangloter. De la main, il s’essuyait de temps à autre afin que son parrain ne découvre pas son chagrin, puis il redressait fièrement la tête, regardant ce Paris qu’il n’avait jamais connu et se refermait alors qu’il se présentait au collège de Montcler.
    Qui est donc son nouvel élève ? se demande Paul Calmés, le préfet de discipline. Pourquoi Marolles prête-t-il attention à un garçon si étrange ? Lui et tous les autres jésuites du collège disposeront d’une infinie de jours et de nuits pour tenter de résoudre ces questions.

    — Vous obtiendrez les résultats que j’espère de vous.
    Joseph de Marolles ne lui a dit que cela, puis il est parti. De même, il n’a rien montré, pas même un vague sourire. Toussaint ne s’en est pas étonné puisque c’était ainsi depuis sept ans. Le jésuite a tourné les talons. Quand reviendra-t-il le chercher ? L’enfant n’en sait rien.
    1 - Sur l’éducation de Louis XIV, comme sur sa vie et la construction de Versailles, voir le hors série de GéoHistoire consacré à ce sujet, si tant est que le roi en fût un.

    2 - Il existe dans cette rue le célèbre lycée Louis-le-Grand. On y verra plus qu’une coïncidence, même si la dureté de