Un jour, je serai Roi
pas loin 2 .
— As-tu faim ?
Berthe le lui demandait toujours.
— Pas trop…
La réponse la déçoit. La nourriture est son territoire, sa façon d’exprimer sa gentillesse.
— Mais j’attends depuis huit ans ton pain perdu, se reprend-il.
— Tant que ça ?
Le front de la cuisinière se plisse. Le calcul n’est pas son fort. Toussaint vient à son secours :
— Je suis parti le 3 juin 1646…
— Ça, je m’en souviens, soupire-t-elle.
— Et nous sommes le 7 juin 1654. Cela fait donc…
Berthe renonce à cette opération trop savante.
— Dis-moi plutôt ton âge, fronce-t-elle les sourcils.
— Presque seize ans.
Delaforge s’attarde sur le visage ridé et fatigué de la domestique. Tant de jours se sont écoulés…
— Ton pain perdu, murmure-t-il en souriant. S’il te plaît. Il m’a tellement manqué…
— Diable ! Je m’y mets. Allez, assois-toi et raconte-moi.
Elle sort un poêlon, y jette un peu de graisse, attise le feu.
— Mon pauvre garçon. Mon pauvre garçon…
Elle prend le pain, le coupe, le débite, saisit trois beaux œufs, les casse, sépare le blanc du jaune.
— Apprendre, c’est compliqué ?
Elle fouette le jaune d’une main sûre. Un geste que Toussaint pensait avoir oublié.
— Non, ne réponds pas. Je sais bien que c’est dur. Un jour, j’ai essayé d’écrire. Je voulais t’envoyer une lettre. Mais le révérend me l’a déconseillé…
Berthe a toujours été ainsi. Elle parle, il se tait. Et leur couple va de concert.
— L’école ? Tu as souffert, mon pauvre petit ! Mais, soupire-t-elle, monsieur le marquis ne voulait plus de toi.
Elle badigeonne de jaune d’œuf le pain tranché qu’elle dépose ensuite dans la graisse. Aussitôt, la cuisine se parfume.
— Est-il en âge de boire un peu de cidre ? marmonne-t-elle, ayant toujours l’habitude de livrer ses pensées à voix haute.
— Pour un bâtard, tu t’en sors bien, lance-t-elle en remuant le pain.
Ce n’est pas cruel. Elle le disait déjà quand il était petit. Elle-même arrachée à la misère, elle s’adresse à l’orphelin comme s’il était un membre de sa famille.
— Veux-tu du cidre ? répète-t-elle sans le regarder.
Et pour la première fois depuis de longues années, le jeune homme se sent en paix auprès de Berthe. Il redécouvre cette pièce qu’il a tant de fois fréquentée. Il trouve que les murs sont sales, mais que la chaleur y est douce. Il détaille les marmites, les cocottes charbonnées par la braise dans lesquelles se mêle l’odeur du thym, de l’ail, du gibier. Il se lève pour attiser l’âtre et se décide à tremper ses lèvres dans le cidre. Oui, il retrouve ici la confiance de son enfance. Assez pour partager avec la vieille femme qui chantonne le peu de ce qu’il a découvert de sa vie.
— Berthe… glisse-t-il tout bas.
— Oui ?
— Toi qui me connais depuis le premier jour…
— Ah ! Tu peux le dire. Le révérend est arrivé chez moi et…
— Berthe…
— Quoi encore ? dit-elle en surveillant le pain qui dore dans le poêlon.
— Avec toi, je peux me confier.
— Oui, mon enfant, répond-elle d’un air distrait.
— Ma mère s’appelait Marie…
Ce coup de canon, elle ne s’y attendait pas. La cuisinière lâche sa cuillère, se tourne. Son visage s’est vidé de son sang.
— Doux Jésus, d’où tu l’as appris ?
C’est donc vrai. Mais comment le sait-elle ? Que peut-elle encore lui apprendre ? Soudain, tout change. Delaforge a le cœur qui bat comme la nuit où il se jeta sur Ravort.
Joseph de Marolles n’a pas tardé. Sa longue soutane se montre dans la cuisine. Un regard circulaire, un autre qui s’attarde sur Toussaint, puis sur Berthe. Ils sont silencieux, graves, et ne semblent pas heureux. Pourquoi Berthe affiche-t-elle une mine sombre ? Il voit le pain perdu, le cidre. Et désapprouve ce choix. L’eau claire suffisait, le garçon n’est pas habitué au ferment qui tourne la tête. Est-ce à cause du breuvage que son regard brille aussi durement qu’au Pont-Neuf ? Faut-il accuser une sorte d’ivresse ou craindre à nouveau la colère ?
— Aurore est prévenue. Elle t’attend dans le vestibule.
En se levant, Toussaint prend appui sur le coin de la table, sa main tremble. Le cidre est à son œuvre, conclut in petto Marolles. Sans doute vaut-il mieux qu’il ignore la cause du malaise qui étourdit son filleul : Berthe a parlé pendant son absence. Et ce qu’elle vient d’apprendre à
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