Un jour, je serai Roi
opinion se troublait et le pardon se mêlait à la sévérité. Que serait son sacerdoce sans l’imperfection de l’homme, à quoi servirait-il s’il ne devait toujours chercher à comprendre ? Fallait-il toutefois absoudre l’acte inexcusable de Delaforge ? Lors des interrogatoires, les langues s’étaient déliées et certains élèves l’avaient défendu : Ravort avait commis de multiples exactions, imposé la violence, exercé des représailles. Le préfet de discipline imaginait que la réaction de Toussaint était la conséquence des sévices perpétrés par Ravort qui, lui aussi, devrait rendre compte, s’il survivait à ses blessures. Mais pouvait-on se faire justice soi-même – œil pour œil, plaie pour plaie –, même si le geste était inspiré par la loi du Talion ?
La rhétorique, ce doux calvaire de l’esprit jésuitique, s’était mise en marche, et, lorsque Calmés hésitait, il se tournait vers la prière, espérant que la réponse viendrait des cieux. Mais devant la pompe de la Samaritaine, son opinion n’était toujours pas arrêtée. Qui était vraiment Toussaint Delaforge ? Il devait savoir avant de trancher – donc le questionner, connaître ses mobiles, entendre peut-être ses excuses. Et il imaginait que le coupable, accablé de remords, se cachait chez Marolles, bien que ce dernier n’eût jamais fait preuve d’attachement envers son filleul. Sans se l’avouer, Calmés allait aussi chercher les arguments qui adouciraient le châtiment pesant sur un jeune homme dont la vie, prometteuse hier, semblait brisée. Après une telle faute, comment imaginer qu’il puisse être un jour bâtisseur, architecte du roi ?
Sur ce Pont-Neuf, Passe-Muraille s’était même arrêté un instant et avait fermé les yeux. Il s’abîmait dans la prière, espérant que le ciel lui enverrait un message. S’il s’était contenté du réel, il aurait vu, à moins de cent pas, la haute silhouette de Toussaint se détachant de la foule. À l’inverse, l’ancien collégien, yeux grands ouverts, aperçut Calmés, figé et lui tournant le dos. D’un bond, il s’était écarté du pont pour se jeter sur le quai. Si bien qu’en un éclair, le tour était joué. Sa prière achevée, le préfet de discipline avait repris sa route, mais il perdait son temps : ce n’était pas dans le Marais, rue de la Couture-Sainte-Catherine, qu’il trouverait les réponses à ses questions.
Au cours de sa première nuit de liberté, Toussaint Delaforge apprit plus que durant les seize années précédentes. Oubliant ce qui le rongeait, il se concentra sur la règle majeure de sa nouvelle vie : survivre. Dans ce monde inconnu, la loi naturelle dominait toutes les autres. Il se montrerait fort ou disparaîtrait. Bien sûr, sa bourse était pleine. Il n’avait nul besoin de voler. Mais où trouver un lit et un repas ? Il ne savait où aller, comment s’y prendre, quoi payer. En entrant dans une auberge, que demandait-on à un sans aveu 1 ? Il verrait demain. Un moment, il avait songé à se réfugier au Luxembourg, mais il ne savait pas si le jardin était fermé la nuit. Sur ce quai, il se sentait en terrain familier . Il avait tort.
À la nuit, les têtes qui se montraient ne ressemblaient pas à celles du matin. Les miséreux avaient déserté. Désormais, le territoire était occupé par des soudards qui eurent tôt fait de s’intéresser au garçon solitaire. L’un d’eux, un borgne, s’approcha. Toussaint plongea sa main blessée dans la poche où se trouvait son couteau. Son expérience du combat se limitait à une victoire et à un échec : Ravort et le fils aîné de Voigny. Assez pour se sentir en confiance et se montrer méfiant.
— Que cherches-tu ? demanda le borgne dont les vêtements puaient le bouc.
Toussaint n’avait pas la moindre idée de ce qu’il fallait répondre.
— Tu es muet ?
— Je ne sais où aller, finit-il par lâcher.
— Tu fuis quoi ? Le diable ou Dieu ?
Il avait faim. Il était assoiffé.
— On te cherche ? insista l’autre.
Toussaint baissa les yeux. Le borgne s’en contenta.
— La balafre, c’est quoi ?
D’autres approchaient. L’inconnu excitait leur curiosité.
— Tu te bats, hein ?
Dans ce monde, il s’agissait sans doute du meilleur des atouts.
— Oui, assura-t-il.
— Avec quoi ? questionna un type maigre, maladif, mais qui semblait être le chef. Tes poings ? Une arme ? Laquelle ? Celle que tu caches dans ta poche ?
Toussaint hésita,
Weitere Kostenlose Bücher