Un jour, je serai Roi
ce cas précis, à commencer par lui, de négligence et de légèreté puisqu’il n’avait su empêcher les exactions de son élève ? S’en séparer maintenant revenait à reconnaître l’échec du tuteur et à le condamner aux démons que Montcler s’était engagé précisément à écarter de sa route.
— Ici, par notre aveuglement, il a touché Charybde. Et vous l’expédiez chez Scylla ! s’insurgea Calmés.
— Souvenez-vous que la mort promise par Scylla reste soumise aux aléas du destin, plaida imperturbablement le Supérieur. Dans le cas de Ravort, nous n’y pouvons plus rien. Lui seul édifiera désormais sa fortune. Rendons-le à cette rue d’où il vient, et avouons que, nous aussi, nous commettons des erreurs. En posant le regard sur lui plus que sur un autre, nous nous trompâmes ? Voici la preuve que nous ne sommes pas à l’abri des faiblesses terrestres. Eh bien, soyons plus vigilants lors de nos prochains recrutements. C’est le seul enseignement qu’il faut tirer de ce regrettable épisode.
Le Supérieur consulta sa fiche :
— Il a dix-huit ans ? Dehors, conclut-il sans élever la voix.
Vous renoncez donc, songea à se rebeller Calmés. Dans un mois, il serait mort ou plus brigand que jamais… Mais l’obéissance, la première règle de la compagnie de Jésus, prit le dessus. Il se tut.
— L’affaire étant close, parlez-nous plutôt de Delaforge par qui le mal est arrivé, susurra le Supérieur. L’avez-vous retrouvé ?
Bien sûr, aurait dû répliquer Calmés puisqu’il savait où se cachait Toussaint. Depuis le Pont-Neuf où son ancien élève avait failli mourir, jusqu’à son entrée au Chapeau rouge , il avait reconstitué patiemment son trajet. Mais comment ? Calmés ne partagerait pas ce secret : l’obéissance n’interdisait pas le silence.
Ravort vient d’entrer au Rat gris . Il clopine, forçant sur sa jambe, l’œil humblement baissé pour ne pas agacer Beltavolo. Face à lui, il s’arrête et cherche un appui au coin de la table où trône le chef de la Contrescarpe. Non, se dit-il, ce personnage n’est pas le capitan Matamore et mieux vaudra s’en méfier. Simon Lazard a pris soin de faire le vide autour de son hôte de prestige. À dix pas, Tino Mezzalira et deux lieutenants font mine de boire, mais surveillent la scène, prêts à bondir au moindre signe de Beltavolo.
— Assieds-toi, jette ce dernier.
— Ce n’est pas de refus, gémit Ravort en s’arrachant un soupir.
— Alors, dis-moi, tu connais ce… personnage masqué qui ose venir chez moi.
— Connaître, connaître, grince Traîne la patte en tirant sur la grimace qui lui sert de menton. C’est beaucoup trop…
— On te voit avec lui aux arènes. C’est ton ami ? insiste le chef de la Contrescarpe.
Ravort se penche en avant et ouvre assez le bec pour montrer qu’il n’a plus ses dents de devant.
— Ami ? souffle son haleine tiède. Ce n’est pas non plus le bon mot… Que cherches-tu à savoir ?
Ravort était né, quartier de la Bastille, non loin de la forteresse dont on ne s’approchait pas, de peur de lui plaire. Parfois, il fallait bien emprunter la place battue par le vent qui fouettait les murailles noircies de la prison royale. On ne s’y engageait qu’à la tombée de la nuit, le dos tendu, un œil sur la ronde des gardes, un autre sur les corbeaux, une engeance qui régnait sur les airs et chassait rouges-gorges, moineaux et merles à coups de bec pour faire entendre son croassement grinçant et lancinant, couvrant les cris des désespérés enfermés dans leur geôle. À croire que le caractère de Ravort s’inspirait de cet entourage. Pour lui tout était noir. Et ce monde l’attirait, comme l’abysse plaît au diable.
En sortant de Montcler, Ravort, dit désormais Traîne la patte , avait fait ce qu’il promettait dans le dortoir la veille de son départ, juste avant d’être… contrarié dans ses projets par l’assaut brutal de Delaforge. Il était retourné dans son fief, la Bastille.
Dix ans n’avaient rien changé à ce faubourg de Paris hanté par sa prison, et si les visages avaient mûri ou disparu, il en restait quelques-uns pour se souvenir du jeune voleur de huit ans, écorcheur et déjà rançonneur. Sa réputation n’était plus à établir et son infirmité, finement embellie par la description d’un combat épique dont il prétendait être sorti vainqueur, renforça son aura. La suite, c’est-à-dire sa nouvelle rencontre avec
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