Un jour, je serai Roi
bien qu’il ne courrait plus. De même, s’il avait recouvré l’usage de la parole, sa mâchoire brisée s’était mal rafistolée. Il en gardait un menton en avant, une bouche qui partait de travers, sur la gauche, et laissait penser qu’il souriait ou grimaçait tout le temps. Au total, le faciès complétait la description : on le prenait pour l’incarnation de Pantalone 2 .
Il amusait – grave erreur – car cruauté et méchanceté étaient enracinées chez lui. Chaque fois qu’il rendait visite à l’infirme dans une petite chambre de Montcler où il restait alité, Calmés s’en convainquait. Mais qu’allait-on en faire ? Sa déchéance s’annonçait irrémédiable. Les langues des pensionnaires s’étaient déliées. Les conclusions, accablantes, s’imposaient : tortures, rançonnages, brutalités, humiliations qui révoltèrent le préfet de discipline. Comment avait-on pu ignorer de tels agissements ? Le scandale n’était pas loin. Réuni sous l’autorité du Supérieur, l’aréopage des jésuites avait entendu Calmés. Les semaines et les mois passaient, le boiteux claudiquait dans les couloirs du collège. Il gênait, on ne savait plus qu’en faire. Si bien que, pour le moment, Delaforge passait au second plan. L’affaire Ravort devait être conclue – et sans bruit.
— Que proposez-vous, Calmés ? demanda le Supérieur.
Passe-Muraille trouvait juste que Ravort soit puni.
— Ne l’est-il pas déjà assez ? s’interrogeait Baltius, le maître de la chorale de Montcler. Je l’ai vu ce matin, se tordant pour marcher…
Calmés pensait plutôt que Ravort singeait bien.
— Dieu l’a puni, continua Baltius…
Non ! Delaforge l’a fait, se retint de répliquer le préfet de discipline.
— Dans l’intérêt de tous, ne doit-on pas… tourner la page ?
Voici que le mielleux régent Boulanger s’y mettait.
Calmés aurait volontiers répondu que les fautifs, c’étaient eux. Oui, le corpus de l’établissement, négligeant, défaillant, aveugle, fermant les yeux sur les sévices subis par ceux qu’ils juraient de protéger.
— En effet, finit par trancher le Supérieur. Renvoyons Ravort.
— Songez-vous à le rendre à la rue ?
— C’est ce que je crois le plus juste , ajouta platement le Supérieur.
Ravort était un enfant de Moïse, vocable sous lequel se cachait le programme du collège qui accueillait chaque année son quota de sans famille, des gosses pouilleux, sauvages, errants dans Paris. L’action était charitable car, ainsi, ils échappaient à la vie de mendiant, d’esclave, de fripouille. Ravort avait survécu jusqu’à l’âge de huit ans à ce monde où il s’était fait une réputation prometteuse. Avant de mourir, écartelée et rouée vive en place de Grève pour sorcellerie, racolage et empoisonnement, sa mère lui avait appris les rudiments de la filouterie, comme sectionner le tendon du chien pour l’empêcher de courir – car la mendicité réclamait un animal attendrissant. Livré à lui-même, il imagina que cette méthode pouvait s’appliquer aux humains, qu’il suffisait de se glisser derrière une victime, d’attendre son arrêt pour lui trancher d’un coup vif le nerf du talon. Alors elle s’effondrait, tordue de douleur, invalide à jamais, incapable de se défendre tandis qu’on lui chapardait ses sous.
Il en parlait à un jeune complice, assis sur les marches d’une maison lugubre de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, quand il fut « arraché à son malheur », dénoncé par une bonne conscience de la paroisse qui ne supportait plus la pouillerie de ce garnement errant devant son domicile. Conduit de force à Montcler, il fut lavé, brossé, nourri. On tenta de l’éduquer, de lui enseigner la Loi de Dieu comme à tous les enfants de Moïse sortis, et quelquefois sauvés du ruisseau. Mais pour Ravort, il n’y eut aucun miracle. Le janséniste, objecteur du jésuite, aurait soutenu qu’il s’agissait de la preuve que le sort des élus était prédestiné, que l’on ne pouvait lutter contre le décret divin décidant de ceux qui seraient sauvés. Mais Calmés croyait à la rédemption par l’éducation. À ses yeux, personne n’était maudit. Aucune fatalité n’emprisonnait l’homme, tous même méritaient d’être protégés – et il le pensait pour Ravort. Bien sûr, la conversion passait par le travail, et encore l’effort. Mais n’était-ce pas l’ardente mission de l’éducateur qu’il accusait, dans
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