Un jour, je serai Roi
Toussaint Delaforge, fut une affaire de circonstances plus que de hasard. Dans les entrailles de Paris qu’il venait de rejoindre, Ravort n’avait pas le physique pour détrousser et tuer, mais il n’avait rien perdu de son bagout. Entre bandes, on se devait de négocier. Son art de la parlote, auquel s’ajoutait un faux air de misérable, le destinait à devenir un excellent diplomate. Ce n’était pas la place de chef qu’il rêvait d’occuper, mais au moins il n’avait pas à se battre et s’en trouvait presque soulagé. La confrontation avec Toussaint, alors qu’il se croyait fort, avait enseigné la peur à cette petite vermine, n’ayant jamais été ce qu’elle prétendait être. Par quel talent Ravort était-il parvenu à tenir si longtemps à la tête du dortoir du pensionnat ? À l’évidence, chez lui, la causerie valait mieux que le geste : ce don pour le verbe qui, jamais, ne l’avait obligé à prouver dans les faits qu’il était bien le maître. La puissance se nourrit de mots plus que de muscles, en conclut-il.
Depuis, le Tordu parlementait, commerçait, contractait, et on ne tuait jamais l’émissaire, le porteur du drapeau blanc, si fourbe et menteur qu’il fût. Cela n’excluait pas les petits arrangements entre faux amis, les combinaisons adroites qui préservaient ses intérêts. Dès qu’un accord se formait, sa main détournait un profit personnel. Lui aurait-on reproché ? Il n’était un poids pour personne, n’intervenait que si on le lui demandait, ne prenait que si on donnait, s’en tenait au rôle de l’intermédiaire, dont même sa société ne pouvait se passer. Il maîtrisait l’art du compromis que l’orgueil du chef, violent et entier, rendait trop souvent impossible. On envoyait Traîne la patte dans les cas difficiles. Oui, sa main était collante, mais pas totalement traîtresse. En somme, tordu d’esprit et de corps, assez adroit pour en jouer, il s’était vite mêlé aux trafics qui naviguaient d’une rive à l’autre de la Seine. La prostitution, le vol, la mendicité. Le jeu aussi. Et, bien sûr, les paris clandestins. Ainsi, il y avait de l’argent à prendre dans les combats de rue. Un an après sa sortie de Montcler, il traversa la Seine et rencontra Raymond de la Montagne, le tenancier du Chapeau rouge .
— Un champion se bat dans les arènes, affirma Traîne la patte .
— Possible, répondit laconiquement le patron de l’estaminet.
— J’ai de l’argent à parier. Beaucoup…
En voyant sa dégaine, il y avait de quoi douter.
— Je représente les intérêts du clan de la Bastille. Je viens en mission, si tu préfères.
— Sois là demain, jeta Raymond de la Montagne. Tu verras de quoi celui dont tu parles est capable. Et cette fois, apporte ce qu’il faut.
Ravort se rendit aux arènes, et au premier rang pour voir combattre l’homme masqué. À ses yeux, il ne l’était pas. Avant que les flambeaux ne soient éteints, il l’avait reconnu. Ce corps, cette voix qui rugissait, excitait l’adversaire, réclamait le sang, ce couteau… Et ces huit années de vie commune à Montcler auxquelles se mêlait le souvenir terrifiant de la défenestration. Mais Ravort ne fut pas chiche. Il engagea trente sols à titre personnel et gagna. La grimace s’étira. Il jubilait. Maintenant, il en était certain : ce lutteur lui rapporterait beaucoup d’argent. Non à cause de ce qu’il miserait sur sa tête, mais parce que le négociateur roi venait d’imaginer un bel accord. Et s’il n’était pas accepté, Ravort n’aurait qu’à se rendre à Montcler pour révéler aux jésuites où agissait Delaforge. Eh quoi ! Ne lui avaient-ils pas assuré que son renvoi du collège ne réglait pas le cas de celui qui avait tenté de le tuer ?
— Vous n’êtes pas amis ? insiste Beltavolo.
— J’ai de bonnes raisons de ne pas l’être, sourit Ravort.
— Pourtant, c’est toi qui prends les paris quand il se bat.
— Tant que l’intérêt est là, brise-t-il. Mais ce n’est pas le sujet. Pourquoi as-tu voulu me voir avant la… confrontation ?
Depuis qu’il négocie, Traîne la patte a appris la prudence. Au nom d’elle, il est venu plus tôt repérer les lieux, humer « le climat des affaires ». Cette nuit, il sera juge de la partie qui s’engagera. À ce titre, il distribuera les cartes, comptera les points, annoncera le gagnant. Un rôle exigeant l’impartialité, et voilà qu’on sous-entend qu’il serait partisan.
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