Un jour, je serai Roi

frappe à l’aveugle, un coup dans le vide. Beltavolo, plus vif, lui rend la pareille, le touche à hauteur des côtes. La miséricorde s’enfonce, mais pas assez. Delaforge saigne, il doit reculer. Ses jambes le trahissent, la blessure de l’équarrisseur s’est rouverte. La foule vocifère, choisit le camp du chef de la Contrescarpe qui se nourrit de la clameur pour accroître son audace. Il avance, mouline, cingle l’air, montre sa force. Delaforge cherche un défaut, n’en trouve pas. Il gagne du temps, hésite. Ce n’est pas comme dans les arènes. Les chaises et les tables sont autant d’obstacles qui gênent ses mouvements, et son bras lui fait mal. Il réfléchit trop, si bien que la miséricorde d’en face trace sa route une deuxième fois.
    Son flanc, le gauche, est touché. La douleur tétanise ses muscles, sa main devient lourde. Elle tâtonne, cherche d’où s’écoule le filet tiède qui descend sur ses jambes. Il se vide. Il va fléchir, mourir même, Beltavolo le devine. L’hallali est venu. Le chef de la Contrescarpe tend le bras, grogne, éructe. Il frappera au cœur et, pour cela, s’approche du lutteur des arènes qui ne bouge plus. Adieu, l’invincible ! Envoûté par le coup fatal qui fera taire son ennemi, l’imaginant dans sa tête, tant il en jouit, tant les jeux sont faits, Beltavolo, comme au piquet, devance sa victoire et lâche les yeux de sa victime. Maintenant ! Mais il est stoppé dans sa course, suspendu, bouche ouverte. Ses bras retombent le long de son corps, sa main s’ouvre, lâche la miséricorde. Delaforge a planté en premier son couteau. Morir per non morir, le beau tatouage, se teinte d’écarlate. La lame reste enfoncée. Le capitan Matamore s’effondre sur la terre battue du Rat gris .

    Un seul homme, sans doute, gardera assez de sang-froid pour décrire exactement ce qui suivit cette nuit-là. C’est l’ombre de Calmés, glissée entre morts et vivants, mêlée à la foule du Rat gris . Ravort gît, la gorge fendue, et Beltavolo a son compte. Toussaint est-il mieux ? Il dodeline sur place, la main sur le flanc pour retenir le sang qui s’échappe entre ses doigts. Eva est morte. C’était le combat de trop. À quoi aura-t-il servi ? À nourrir la haine, à couvrir de grenat le sol du Rat gris . « Vengeance ! » beuglent d’ailleurs les affidés de Beltavolo. Delaforge est si faible qu’on en finira avec lui. On tuera le lutteur des arènes, le faucheur du chef de la Contrescarpe afin d’achever l’horreur. Tino Mezzalira, l’homme à la pièce , est le seul à ne pas bouger. Les autres seconds de feu capitan Matamore cernent Delaforge quand la voix de Raymond de la Montagne tonne et s’élève au-dessus des autres :
    — Le premier qui avance, je le recommande au diable.
    Il tient l’arme de Beltavolo et se montre décidé. Pour preuve, il rejoint Toussaint, arrache son couteau du cœur de Beltavolo, lui glisse dans la main, et se place du côté de son flanc meurtri.
    — Pourras-tu marcher ?
    Un mouvement du menton suffit.
    — Nous allons sortir, annonce-t-il à tue-tête. Je vous laisse la besace. Vous y trouverez assez pour vous battre. Dégagez le passage !
    Le ton de l’ancien galérien de Marseille calme les ardeurs. Sa réputation et l’appât du gain font le reste. Les yeux se tournent vers le magot. Se battre pendant que les autres se serviront ? Qu’ils partent, on les retrouvera plus tard. Raymond saisit Toussaint à la taille pour le soutenir. Cahin-caha, ils progressent, desserrent l’étau, mais la sortie du Rat gris est loin.
    — Écartez-vous !
    On le fait. La miséricorde vaut tous les sermons.
    — Bois ça…
    Au passage, Raymond s’est emparé d’un pichet d’eau qu’il donne au blessé. Le remède a du bon, et le corps, sans doute, s’habitue à la douleur. Toussaint se redresse, tousse, crache, mais s’affaisse à nouveau. Ce n’était qu’un sursis.
    — Accroche-toi à moi… murmure le patron du Chapeau rouge en raffermissant sa prise.
    Il baisse la main qui tient la lame de Beltavolo pour passer le bras de Toussaint sur son épaule. L’Irlandais , tapi à l’entrée, n’espérait que ça. Il surgit. Et plante sa hache à découper le cochon dans le dos de Raymond. L’attaque est réussie. Raymond se fige, paralysé par la douleur. Le patron du Rat gris va frapper encore pour achever la besogne…
    — Arrête !
    Derrière, quelqu’un serre l’Irlandais à la gorge et l’empêche de