Un jour, je serai Roi
perds, enchaîne Beltavolo, je prends tes mille livres et ta vie.
Il se lève d’un bond :
— Ravort !
Traîne la patte se montre, lui et sa fausse faiblesse.
— Les cartes. Des neuves ! Et pour qu’il n’y ait aucun soupçon, c’est toi qui distribueras. Allons, ne perdons plus de temps. Nous ne jouerons qu’une donne car j’ai hâte de retrouver ma princesse. Raymond ! Raymond de la Montagne, apporte ta besace et pose-la sur la table.
Le tenancier du Chapeau rouge s’exécute. Au passage, il tente d’accrocher le regard de son équipier afin de lui faire comprendre que l’assurance de Beltavolo cache un piège. C’est une évidence, Ravort a truqué le jeu. Mais Delaforge ne le regarde pas. Ce qui compte, c’est ce bras bandé qu’il pose sur la table et que personne ne craint.
En cette année 1658, qui ignorerait le fameux jeu du piquet, inventé, croit-on, pour distraire Charles VI de sa folie ? Rabelais en fait état, Molière y songe pour nourrir ses pièces. Le jeu du piquet est la distraction du seigneur et du roturier, du fripon et de l’honnête. Il faut trente-deux cartes – as au sept –, deux joueurs à qui on distribue douze cartes, le solde, huit cartes, constituant l’écart. Suffit-il, comme dans les règles vulgaires, de posséder les cartes les plus fortes pour l’emporter ? Ce serait faire fi de la stratégie, de la ruse et de la chance, car le piquet se gagne autant en emportant le plus de plis qu’en formant les combinaisons les plus riches : tierce, carré, quinte. Plus on cumule de suites, de seizièmes, de dix-septièmes, de dix-huitièmes… plus les points se multiplient. Pour tout expliquer, ce jeu se gagne ou se perd en trois temps : par l’écart, les annonces et le jeu proprement dit. Voilà qui se comprend mieux en suivant une partie. Dans celle qui débute, on trouve Delaforge, côté cour, et Beltavolo, côté jardin. Au centre, tel le souffleur, Ravort. Devant, derrière, tous les autres. Et, voguant entre les vagues, l’Irlandais qui vend son vin et se félicite de la recette.
— Messieurs, débute Ravort, je vais tirer au hasard deux cartes et en donnerai une à chacun. La plus forte désignera le donneur.
Ce titre n’est pas anodin car il décide souvent de la suite et de ses incertitudes. Le donneur est en effet celui qui se sépare le premier de ses mauvaises cartes en puisant jusqu’à cinq fois dans l’écart formé de huit cartes. Ses chances d’améliorer son jeu sont donc plus élevées que celui qui intervient en second.
— Roi, fait entendre Beltavolo.
— Valet, répond son adversaire.
Voilà qui débute comme convenu, se dit le maître de la place de la Contrescarpe. Ravort triche et le fait bien. La suite confirme ce présage. Beltavolo hérite de six trèfles : as, roi, dame à la suite. Puis 9, 8, 7. Viennent trois piques et une nouvelle tierce à cœur : valet, 10, 9. Ce jeu est parfait, et la sagesse consisterait à rejeter le petit pique, à prendre ce qui se présente dans l’écart et, surtout, à ne rien changer d’autre. Ravort lui a conseillé d’opter pour la prudence. Tout sera fait dès la donne.
Jouer petit ? Beltavolo veut triompher avec panache. Alors, il jette trois cartes, s’accrochant à l’espoir de récupérer le valet de pique pour former une quatrième , quatre cartes qui se suivent. As, roi, dame, valet. Bougre ! La séquence aurait du chien. Une, deux, trois. Il prend trois cartes dans l’écart, et aucun valet. Quatre, cinq… C’est fini. Et aucun pique. Allons, se dit-il, nous verrons. Ravort est là.
Mais Traîne la patte a distribué, et la triche reposait sur cette séquence du jeu. Pour l’écart, il a livré son conseil : ne prendre aucun risque. Avec effroi, il constate qu’il n’a pas été écouté. L’orgueil, enrage-t-il, n’a pas sa place au jeu. Beltavolo s’est mis en difficulté. Mais bon, rien n’est fait. C’est à Delaforge de renforcer son jeu en s’aidant de l’écart.
Qu’a-t-il pour commencer ? Cinq carreaux : roi, dame, 10, 8, 7. Il lui faudrait le valet pour former une quatrième , à hauteur du roi. Il tire trois cartes. La dernière est la bonne. Ce valet-ci a fière allure, mais est-ce suffisant pour gagner ? Non, calcule Ravort qui pourrait annoncer les cartes des deux adversaires car, après la donne et l’écart, et avant le jeu proprement dit, on doit compter les points en main.
— Combien annonces-tu, Beltavolo ? demande Ravort, bien qu’il
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