Un jour, je serai Roi
avec sa nièce, même si les caresses lascives de l’Italienne lui manquent dès qu’elle sort de sa chambre. L’attaque foudroyante qui faillit l’emporter a produit d’étranges effets sur sa personne. Ce qui ne tue pas grandit, raconte-t-on. C’est vrai, puisqu’il se sent plus fort, plus solide, plus décidé qu’avant. L’apprentissage de la guerre s’achève. La jeunesse s’efface. Mazarin est vieux, las, perclus de douleurs. Viendra le temps de gouverner selon ses désirs 2 . D’être plus grand encore. La crise qui s’achève a balayé l’insouciance. Il doit se préparer à des tâches immenses, à briller tel le soleil.
Dans ce lit éclairé par quatre candélabres, il songe à son père, Louis XIII, si faible sur la fin. Il l’a si peu connu, si peu approché, il n’avait pas même cinq ans à sa mort ! S’il y pense encore, et il a du temps pour cela, lui revient la journée fantastique qui lui fut offerte dans la forêt de Versailles – un des rares moments d’intimité que ce père et ce fils ont partagé. Il se souvient du cerf immense qu’ils croisèrent et dont le roi d’alors, bien que faible et souffrant, triompha. Qu’a-t-il retenu de ce combat silencieux, du face-à-face où le plus solide, l’animal, recula ? Pendant qu’il délirait, submergé par la fièvre, ce passé lointain a ressurgi. Il marchait dans une clairière et ses bottes lui faisaient mal. Il portait une épée de bois trop lourde. Puis le cerf se montra, une bête à ses yeux terrifiante, décidée à foncer. Alors son père, ne cédant jamais à la peur, imposa sa force, son autorité. Avant de s’éteindre, Louis XIII, alité, mourant, comme lui-même l’était hier, évoqua ce moment. À Versailles, vous apprîtes ce que signifie être fort. Affichez toujours cette vertu car, en étant grand, vous soumettrez le plus féroce de vos ennemis, et vous deviendrez indestructible.
Louis Dieudonné se dit que le moment d’être celui qu’appelait de ses vœux ce père, ce roi juste, arrive. Demain, ils se promèneront de concert, Marie et lui. Mais l’impatience le gagne. Il veut retourner à Versailles, un bien presque familial qu’il considère peut-être comme la part la plus personnelle de l’héritage qu’il reçut. Là-bas, se trouve son vrai royaume. Là-bas, il montrera sa puissance et sa force. Et la grandeur d’un roi.
Delaforge sait désormais qu’il se trouve dans l’église de Saint-Médard, située en bas de la rue Mouffetard, côté sud. On l’a installé dans une pièce qui communique avec la sacristie et les jours défilent, scandés par les rites immuables de l’Église. Matines avant l’aube ; laudes au lever du soleil ; prime au point du jour ; tierce à neuf heures ; tierce au zénith ; none après le dîner ; vêpres au coucher du soleil ; complies quand la nuit est tombée. Qu’on fasse silence, qu’on chante les bienfaits de la création ou que l’on psalmodie la vanité des choses terrestres, l’ancien lutteur des arènes y voit le formidable tableau de sa vie. À vingt ans, le voici infirme, voué à la décision de Calmés qui lui rend visite, vérifie que ses plaies cicatrisent, se tait sur la suite. L’avenir ? Toussaint grimace et se moque. Le présent ? Pour manger, simplement pour cela, il lui faut l’aide d’un tiers, souvent un enfant de chœur qui coupe sa viande et lui verse l’eau. Chose faite, il s’allonge sur le lit qu’il n’a guère quitté depuis le 8 juillet 1658, voilà un mois. Dans cette position, il se sent encore fort et puissant. Parfois, il oublie presque qu’il est amputé. Dans sa tête, les gestes du lutteur reviennent, si familiers. La lame siffle, les visages des vaincus défilent. Dans les arènes, on voit chaque nuit un homme aux yeux gris, couteau en main, affrontant les hommes de tous les milieux. Il croise le fer et triomphe des mercenaires sardes ou maltais, des lutteurs grecs, des aventuriers, des marins perdus, des forçats évadés, des géants, des brutes, des sournois… Sa rêverie continue. Lors d’un dernier combat, il affronte un officier de l’armée royale : François de Voigny, fils du marquis de La Place. Et cette fois, il est battu…
Mais ses yeux s’ouvrent comme ceux de Louis XIV. Il ne sera jamais plus le même. Et cherche qui il pourrait devenir. Grand, fort, puissant ! Lui, il doit y renoncer. La rage le prend. Il serre les poings et croit le faire avec les deux. Il se sent prisonnier, incapable.
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