Un long chemin vers la liberte
les domaines de la connaissance. Pendant la pause du déjeuner, il me faisait souvent des conférences improvisées ; il me prêtait des livres, me recommandait des gens avec qui parler, des réunions auxquelles je devais assister. J ’ avais suivi des cours d ’ histoire contemporaine à Fort Hare et, si je connaissais beaucoup de faits, Gaur, lui, était capable d ’ expliquer les causes des événements particuliers, les raisons pour lesquelles les hommes et les nations avaient agi ainsi. J ’ avais l ’ impression d ’ étudier à nouveau l ’ histoire.
Ce qui me faisait l ’ impression la plus profonde, c ’ était l ’ engagement total de Gaur dans la lutte de libération. Il vivait et respirait la recherche de la liberté. Parfois, Gaur assistait à plusieurs meetings dans la même journée, où il était un des principaux orateurs. Il ne semblait penser qu ’ à la révolution.
Je l ’ accompagnais aux meetings du Conseil consultatif du township et à ceux de l ’ ANC. J ’ y allais en tant qu ’ observateur, pas en tant que participant, car je ne pense pas y avoir jamais parlé. Je voulais comprendre les questions dont on débattait, j ’ évaluais les arguments, je voyais l ’ envergure des hommes impliqués. Les réunions du Conseil consultatif étaient superficielles et bureaucratiques mais, dans celles de l ’ ANC, il y avait des débats et des discussions animés sur le Parlement, les lois sur le pass, les loyers, le tarif des bus – tous les sujets qui concernaient les Africains.
En août 1943, j ’ ai défilé avec Gaur et 10 000 autres personnes pour soutenir le boycott des bus d ’ Alexandra, une manifestation de protestation contre l ’ augmentation des tarifs de 4 à 5 pence. Gaur était un des responsables et je l ’ observais en pleine action. Cette campagne a eu un grand effet sur moi. De façon modeste, j ’ avais quitté mon rôle d ’ observateur pour devenir participant. Je trouvais que défiler avec les siens était exaltant et encourageant. Mais j ’ ai aussi été impressionné par l ’ efficacité : après neuf jours, pendant lesquels les autobus ont circulé à vide, la compagnie a remis les tarifs à 4 pence.
Au cabinet, je ne m ’ intéressais pas qu ’ aux idées de Gaur. Je parlais avec Hans Muller, un agent immobilier blanc qui travaillait avec Mr. Sidelsky. C ’ était l ’ homme d ’ affaires typique qui voyait le monde à travers le prisme de l ’ offre et de la demande. Un jour, Mr. Muller a tendu le doigt vers la fenêtre. « Regardez, Nelson, m ’ a-t-il dit. Vous voyez ces hommes et ces femmes qui descendent et remontent la rue en courant ? Qu ’ est-ce qu ’ ils poursuivent ? Pourquoi est-ce qu ’ ils travaillent aussi fiévreusement ? Je vais vous le dire : tous sans exception recherchent la richesse et l ’ argent. Parce que la richesse et l ’ argent, c ’ est le bonheur. C ’ est pour cela que vous devez vous battre : l ’ argent et rien que l ’ argent. Quand vous aurez assez d ’ argent, vous ne voudrez rien d ’ autre dans la vie. »
William Smith, un métis qui travaillait dans l ’ immobilier pour les Africains, venait souvent au cabinet. C ’ était un vétéran de l ’ ICU (Industrial and Commercial Workers Union {6} ), le premier syndicat noir d ’ Afrique du Sud, fondé par Clements Kadalie, mais ses conceptions avaient dramatiquement changé à cette époque. « Nelson, me disait-il, j ’ ai fait de la politique pendant longtemps et je regrette chaque minute que j ’ y ai consacrée. J ’ ai perdu les meilleures années de ma vie en efforts inutiles au service d ’ hommes vains et égoïstes qui plaçaient leurs intérêts au-dessus de ceux des gens qu ’ ils prétendaient servir. D ’ après moi, la politique, ce n ’ est qu ’ un racket pour voler de l ’ argent aux pauvres. »
Mr. Sidelsky ne participait pas à ces discussions. Il semblait considérer qu ’ on perdait autant de temps à parler de politique qu ’ à en faire. Il me conseillait continuellement de m ’ en méfier et me mettait en garde contre Gaur et Walter Sisulu. « Ces hommes vont vous empoisonner l ’ esprit, me disait-il. Nelson, vous voulez être avocat, hein ? » Je disais : « Oui. — Et si vous êtes avocat, vous voulez réussir, hein ? » A nouveau, je disais : « Oui. — Alors, si vous faites de la politique, votre activité professionnelle va en souffrir.
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