Un long dimanche de fiancailles
voilà tout.
Tu
te rappelles quand on était minots et qu'on se voyait dans la
glace de la kermesse, à Saint-Mauront, gros comme des
tonneaux ? J ' ai
l'impression que ma vie s'est déformée pareil. En plus,
sans toi je suis perdu, je fais que des conneries. À commencer par cette bagarre idiote avec le fils Josso. Plutôt
que ça, j'aurais dû partir avec toi en Amérique,
comme Florimond Rossi, le girond du Bar des Inquiets, il s'est
embarqué pour pas faire un malheur. On aurait gagné des sous, là-bas, c'est plein de
millionnaires. Mais on revient pas en arrière, ma chouquette,
tu me le disais toujours.
Je
sais pas dans quelle zone des armées tu vadrouilles, sûrement
à me chercher partout, ça me ronge : J'ai jamais
eu autant besoin de toi que ce soir. Quoi qu'il arrive, me laisse pas
tomber. Même au temps de la prison, quand tu venais me voir, tu
étais mon soleil.
J' espère
de tout mon cœur que je vais m'en sortir et après je me
ferai pardonner toutes les misères que je t'ai faites, je
serai tellement gentil avec toi que tu te pinceras pour y croire et
j'embrasserai tes bleus.
Ciao,
mon clair de lune, mon beau pétard, mon cœur d'amadou.
J'ai dicté cette lettre à un brave zigue parce que je
sais pas bien écrire et que je me suis fait mal à la
main, mais l'amour y est.
Je t'embrasse comme la première fois, quand on était
minots, sous les platanes de la rue Loubon. C'est pas d'hier, pas
vrai, ma Chouquette ?
Ton
Ange de l'enfer.
Vient
ensuite la lettre de Manech. Elle est identique à celle qu'a
reçue Mathilde au début de 1917, puisque les deux sont
de la main de Daniel Esperanza, mais la couleur du papier la trouble
un peu, et aussi que l’ordonnance des lignes n'est pas la même.
Pendant
quelques secondes elle ne peut se défendre de l'idée
que Manech s'est éloigné d'elle encore plus.
Jean Etchevery à Mathilde Donnay
Villa
Poéma, Cap Breton, Landes.
6.1.17
Mon
amour,
Aujourd'hui,
je ne peux pas écrire, un camarade landais le fait pour moi.
Ton visage est tout éclairé, je te vois. Je suis
heureux, je reviens. J'ai envie de crier ma joie sur la route, je
reviens. J'ai envie de t'embrasser comme tu aimes, je reviens. Il
faut que je marche vite. Demain, c'est déjà dimanche et
on nous marie lundi. J ' ai envie de crier ma joie sur la route
des dunes, j'entends Kiki mon chien qui vient à travers la
forêt, tu es avec lui, tu es belle et tout en blanc, j'ai bien
du bonheur de notre mariage. Ah oui, ma Matti, je viens vers toi dans
cette lumière, j'ai envie de rire et de crier, mon cœur
est plein de ciel. Il faut préparer la barque avec des
guirlandes, je t'emmènerai de l'autre côté du
lac, tu sais où. J ' entends toutes ces vagues immenses
et j'entends ta voix dans le vent qui me crie ton amour : “ Manech ! Manech ! ”
Et je vois les bougies allumées dans la baraque en bois et
nous deux couchés sur les sennes, je vais courir de toutes mes
forces, attends-moi. Mon amour, ma Matti, nous serons lundi mariés.
Notre promesse est gravée avec mon canif dans l'écorce
du peuplier au bord du lac, c'est tellement nous, c'est tellement
clair.
Je
t'embrasse tout doux, tout doux comme tu aimes, et tes beaux yeux je
les vois, et ta bouche dans la lumière, et tu me souris.
Manech.
En
basque, Jean se dit Manech mais s'écrit Manex. C'est
volontairement que Manech lui-même faisait la faute, et
Mathilde aussi. Esperanza n'y a pas coupé, peut-être par
ignorance, mais Mathilde en doute, puisqu'il est de Soustons. Elle le
lui demandera. Elle a bien l'intention de retourner le voir.
Il
y a une dernière découverte à faire dans le
petit paquet : la lettre du capitaine Favourier. L'enveloppe et
le papier sont bleu ciel, la doublure de l'enveloppe bleu foncé.
L'écriture n'est pas celle d'un professeur, serait-il
professeur des mensonges de l'Histoire. Elle est haute brutale, tout
en cassures, presque illisible.
Et
pourtant.
Dimanche,
le 7.
Ami,
L'aube
n'est point levée. Je me rends compte que le sommeil m'a
kaputté avant que je termine une anecdote, c'est pour moi très
humiliant.
Je
vous disais donc, entraîné là par le cognac et ma
nostalgie des timbres-poste : “Victoria Anna Penoe ”.
Prétendre qu'à quinze ans j'étais amoureux fou
de l'effigie de la plus grande des reines serait un euphémisme.
J ' enrageais de n'être
pas anglais ou australien ou même de Gibraltar. J'étais
bien pauvre, à cette époque, plus encore qu'à
présent, je ne
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