Un long dimanche de fiancailles
banderoles, de couleurs agressives et de bruit. Une
foule venue des lointains s'est répandue partout, jusque sur
la passerelle en bois, au-dessus du canal, que les gendarmes
s'évertuent à dégager. Les adultes braillent,
les enfants se poursuivent, les bébés moisissent dans
leurs landaus sous un soleil d'Afrique.
Ce
sont des joutes de barque à barque. Quand Aristide Pommier, en
pantalon et tricot blancs, est tombé suffisamment de fois dans
l'eau pour être éliminé, Sylvain l'amène
tout trempé, sauf ses lunettes, jusqu'à Mathilde. Il
n'est pas peu fier de s’être fait déquiller par
tous ses concurrents. Il dit : “Par cette canicule, c'est
un plaisir d'être vaincu. ” Mathilde lui demande de la
pousser en un endroit plus tranquille, ils vont sous les pins. Il
s'assoit sur les talons quand il commence à lui parler.
J' ai
vu Manech pour la dernière fois vers le milieu de novembre 16,
dit ce jouteur qui sèche à l'ombre. C'était à
Cléry, dans la Somme. Je n'étais
plus dans son secteur, mais les tristes nouvelles, dans les
roulantes, vont plus vite que les bonnes, je n'ai pas été
surpris de le voir amené, le bras en écharpe, je savais
qu'il s'était fait tirer un coup de fusil par un guetteur d'en
face.
On
l'a enfermé dans une grange qui restait debout. En attendant
que les gendarmes viennent le prendre, trois bonhommes l'ont gardé.
Vers deux heures de l'après-midi, j'ai dit à mon
sergent : “ C'est un de mon pays, je l'ai connu avec un
sac d'écolier sur le dos , quand je
travaillais déjà. Laissez-moi y aller." Alors, le
sergent a dit d'accord et j'ai remplacé un des trois gardiens.
C'était
une grange comme on les voit dans le Nord, toute en bonnes briques
pleines, avec de grosses poutres dans tous les sens. Elle était
grande. Manech avait l'air tout petit là-dedans. Il était
assis contre un mur, dans une tache de jour qui tombait du toit
crevé, il tenait sa main blessée contre son ventre. Un
pansement de fortune la recouvrait, plein de sang, déjà
sale. J'ai demandé aux deux autres : “ Mais
pourquoi on le garde ici, dans cet état ? ” Ils n'en savaient rien.
Bien
sûr, j'ai réconforté Manech de mon mieux. Je lui
ai dit que ça serait pas grave, qu'on allait le transporter à
l'ambulance, qu'il serait bien soigné, ces choses-là.
En plus, cela faisait des mois que les cours martiales n'existaient
plus, il risquait pas terrible, il aurait un avocat, on tiendrait
compte de son âge. À la fin,
il souriait, il m'a dit : “
Vrai, Pommier, j'imaginais pas que tu parlais si bien, c'est toi qui
me ferais un bon avocat ! ”
Le
nom de l'avocat qu'il a eu en fin de compte ? Je sais pas.
Quelqu'un, des jours après, qui revenait de Suzanne, m'a dit
que pour les bleuets qui passaient au conseil dans la même
fournée, c'était un capitaine d'artillerie, fort dans
le juridique, mais il m'a pas dit son nom.
J' ai
parlé de beaucoup de choses avec Manech, du pays, de vous, de
la tranchée, de ce qu'il avait fait à cause d'un
sergent pourri qui était toujours après lui, est-ce que
je sais ? De tout ce qui nous venait.
Le
sergent pourri ? Lui, je le connaissais. Il s’appelait
Garenne, comme les lapins, il venait de l'Aveyron. Un
pète-plus-haut-que-son-derrière qui n'avait en tête
que les galons. Un vrai mauvais, sauf qu'il allait de bon cœur
la tuerie. S'il est pas crevé, il a dû finir avec au
moins deux étoiles.
C'est
des chasseurs à pied, finalement, qui sont venus prendre
Manech pour l'emmener à l'ambulance où il a été
opéré. J'ai su plus tard qu'il y avait perdu la main.
C'est triste, mais encore plus triste qu'on l'ait condamné. Un
a lu la sentence dans toutes les sections. Pour vous dire la vérité,
mademoiselle Mathilde, j'y croyais pas, personne y croyait, on était
sûr que le père Poincaré donnerait la grâce.
Je
ne comprends pas ce qui s'est passé. Au procès, ils
étaient vingt-huit à avoir cherché où
s'être fait la fine blessure. On en a condamné quinze à
mort, probablement parce qu'on a eu peur que beaucoup d'autres en
fassent autant si on y allait pas d'un exemple. Le pauvre Manech a
mal choisi son moment.
Mais
même ça, qui peut le dire ? Les trois quarts de mon
bataillon sont tombés quatre mois plus tard, à Craonne.
Heureusement, j'en étais plus, même aux cuisines. On
m'avait transféré, à cause de mes yeux j'ai
passé le reste de la guerre à fabriquer des cercueils.
Il
faut plus m'en vouloir, mademoiselle
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