Un long dimanche de fiancailles
maudissait par
intervalles le salaud capable de profiter de l'infirmité d'une
enfant pour assouvir sa bestialité. Sa mère disait : “Je n'y crois pas ! Je ne veux
pas y croire ! Matti ne sait même
pas de quoi elle parle ! Quant à
son frère Paul, dix ans de plus qu'elle, marié, auteur
de deux moutards bêtes à noyer, vils à tracasser
les chats, ces choses étranges, comme toujours le dépassent.
Mathilde
ne parle plus, désormais, de sa détermination à
personne. Ce n'est pas avec Esperanza qu'elle va recommencer. Le 1er
janvier 1921, dans un an et quatre mois, elle sera majeure. On verra
bien qui, d'elle ou du monde, cédera d'abord.
Elle
a remarqué l'autre soir, en prenant des notes sur l'entrevue
qu'elle venait d'avoir avec lui, que l'ancien sergent ne lui a livré
aucun nom d'officier qui ne soit mort depuis l'affaire de Bingo
Crépuscule. Comment par exemple, appelait-on le commandant qui
lui a donné ses ordres, à Belloy-en-Santerre ?
Esperanza
baisse la tête. Il ne dira rien de plus que ce qu'il a dit. Il
a eu pitié de Manech, il trouve émouvant - et même
très beau _ qu'une fille, à son âge montre sa
fidélité jusqu'à l'épouser à titre
posthume, mais les noms de ceux qu'on pourrait inquiéter
aujourd'hui, pour une infamie qu'ils ne voulaient pas, jamais ils ne
sortiront de sa bouche.
Il
a été un soldat lui aussi, respectueux de ses chefs, et
un bon camarade.
Célestin
Poux, à sa connaissance, est-il encore vivant ?
Il
n'en sait rien.
Et
ses territoriaux ? Et le caporal Benjamin Gordes ? Et
l'infirmier du village en ruine ?
Il
lève un œil sournois vers Mathilde. Il répond
très exactement : “Le témoignage des
doubles-pompes, des caporaux, on s'en fiche. Vous ne pourriez rien
prouver. De toute façon, si vous deviez vous servir de moi
pour accuser l'armée, je ne serais pas avec vous. ”
Mathilde
comprend qu'il a réfléchi, lui aussi, depuis leur
rencontre, et que les autres questions qu'elle a préparées
sont inutiles. Elle continue quand même.
Qui
a défendu Manech à son procès ?
Il
ne le sait pas.
Le
nom du village où s'est tenu le conseil de guerre ?
On
ne le lui a pas dit.
Que
sont devenus les dix autres condamnés à mort de ce
conseil ?
Il
hausse les épaules.
Qui
était le supérieur du capitaine Favourier ?
Il
ne bouge même pas un cil.
Pense-t-il,
lui, que Manech ait pu simuler son état ?
Non.
Cela, non.
Est-ce
Manech qui lui a demandé d'écrire son prénom
phonétiquement ?
Oui.
Sinon, il aurait écrit Manex.
Quand
il a lu et plus tard recopié la lettre de Cet Homme, n'a-t-il
pas éprouvé, comme elle, un sentiment d'incongru ?
Il
ne comprend pas le terme.
Voilà
un condamné à mort qui parle pour la dernière
fois à sa femme. À la différence des autres, son
message est très court, à peine quelques lignes, mais
il en consacre la moitié au prix des engrais et à une
tractation dont il sait pertinemment qu'il ne verra pas l'issue.
Esperanza
répond : “ On voit que vous n'avez pas connu Cet
Homme. ” C'était une brute, maligne sûrement, mais
une brute de presque six pieds de haut, taciturne et bornée
aux horizons de son champ comme beaucoup de ses semblables. En outre,
lui, Esperanza, n'a cherché dans sa lettre que ce qui pouvait
être contraire aux intérêts de notre armée.
Si ça se trouve, il a hésité plus longtemps sur
les allusions de Six-Sous à un pacifisme qui n'était
plus de mise.
C'est
en pensant à la femme et aux enfants qu'il a finalement donné
la lettre du soudeur à un vaguemestre. Connaît-il
quelqu'un qu'on appelait Biscotte ?
Non.
Mathilde,
quand Esperanza répond non, devine qu'il ment. Elle voit son
regard surpris et fuyant, elle perçoit l'indécision de
ce non aussitôt couvert par la toux. Comme elle se tait,
l'observant fixement, il ajoute : “J'ai lu Biscotte dans
le post-scriptum de l'Eskimo, c'est tout."
Mathilde
n'insiste pas.
Arrivé
avec ses territoriaux à ce carrefour de tranchées qu'on
appelait place de l'Opéra, combien de temps est-il resté
avec le capitaine Favourier dans l'abri où était le
téléphone ?
La
question le surprend de nouveau, il hésite. Puis : "
une dizaine de minutes. Pourquoi ? "
La
Photo des condamnés-t-elle été prise à ce
moment-là ?
Il
pense en effet que c'est le seul moment où son territorial, le
nommé Prussien, a pu la prendre sans qu'il s'en aperçoive.
En
recopiant les lettres des condamnés, quel était
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