Un long dimanche de fiancailles
”
Ensuite,
il remplit son assiette, il mange son ragoût de mouton en
déchirant des morceaux de pain pour tremper dans la sauce, il
dit, entre deux bouchées, ce que Mathilde veut savoir. Elle a
rapproché sa trottinette de la table. On n'entend aucun bruit
dehors, même pas une auto, même pas de ces tapageurs qui
aiment trop le vin et l'amitié.
C'est
une veuve de la Commission du Devoir, une “ dame en noir",
qui est entrée dans le café, à la fin de janvier
1917, pour annoncer à Petit Louis que son ami était
mort. Elle revenait de l'immeuble de la rue Daval, à deux pas,
où l'Eskimo, avant la guerre, avait son atelier de menuiserie
dans la cour et sa chambre sous les toits.
Petit
Louis s'est laissé tomber sur une chaise assommé devant
des clients à qui il était justement en train de
raconter l'un de ses plus glorieux combats. Le soir, tout seul, il
s'est saoulé, il a pleuré en relisant la dernière
lettre de l'Eskimo, reçue une semaine avant, il a cassé,
toujours tout seul, une table de son bar en maudissant le sort.
En
avril, c'est un monsieur de la mairie qui est venu lui apporter le
papier officiel : Tué à l'ennemi`, le 7 janvier
1917. Le monsieur désirait savoir si l'Eskimo avait quelque
parent, même éloigné, qu'on pourrait prévenir.
Petit Louis a répondu qu'il n'en connaissait pas. L’Eskimo
avait laissé son frère aîné, Charles, en
Amérique, mais il n'en avait plus de nouvelles depuis
longtemps.
Ce
soir-là, pour se changer les idées, Petit Louis est
sorti avec une de ses maîtresses. Ils ont soupé dans un
restaurant de Clichy, après une soirée de cinéma
abandonnée avant la fin, parce qu'il n'avait pas le cœur
à ça. Il n'avait pas le cœur non plus à
autre chose, il a raccompagné la dame jusqu'à sa porte
mais sans entrer. Il est revenu à pied, les joues mouillées
de larmes et de pluie, s'enfermer dans son café, pour se
saouler tout seul, pour se souvenir tout seul. S'il n'a pas cassé
de table, cette fois encore, c'est que les tables coûtent cher
et que, de toute façon, ça n'avance à rien.
Non,
il n'a eu aucune précision, par la suite, sur les
circonstances de la mort de Kléber Bouquet, ni sur le lieu où
il est enterré. Il n'a reçu la visite d'aucun compagnon
de tranchée. Il en venait, au début de la guerre, qui
lui apportaient, au hasard d'une permission, des nouvelles, une
lettre, une photographie, mais les visites se sont espacées,
les régiments étaient constamment refondus, peut-être
étaient-ils tous morts, peut-être prisonniers, peut-être
las de ressasser la misère.
Véronique
Passavant - la Véro dont parle l'Eskimo dans sa dernière
lettre -, Petit Louis l'a vue souvent, il la voit encore quelquefois.
Elle vient, à l'heure de la fermeture, boire une tasse de café
près du poêle, parler du beau temps d'avant, pleurer un
peu. Elle était déjà en ménage avec
Kléber en 1911, l'année où Petit Louis a
raccroché les gants, à trente - neuf berges, et
s'est acheté le bar, après une fameuse raclée
contre Louis Ponthieu. Il n'avait jamais mis un genou à terre
de sa vie, même devant les pires cogneurs, mais cette fois, il
a usé sa culotte sur le tapis. Ensuite, pendant trois années,
c'était ce que lui et Véro appellent le beau temps
d'avant. Plusieurs fois par jour, en semaine, Kléber venait se
rincer la gorge avec un petit blanc bien frais, sa figure et sa
chemise sans col couvertes de sciure. Le soir, très souvent,
il emmenait Véro dans les music-halls, pomponnée comme
une marquise. Il était très fier de sa gigolette, qu'il
appelait sa femme devant les autres.
En
fait, même sans papier tamponné, ils s'étaient
unis pour s'aimer et pour se chérir toute la vie, jusqu'à
ce que la guerre les sépare.
Et
encore. En 1916, Kléber payait toujours le loyer de l'atelier
et de la chambre, pour retrouver sa vie intacte pendant ses
permissions. Il a eu plus de permissions que beaucoup d'autres,
peut-être parce qu'il savait tout obtenir par la sympathie
qu'il inspirait, peut-être aussi parce qu'il avait été
cité à l'ordre du régiment en ramenant des
prisonniers. Ces jours dits de détente, il les passait pour
une bonne moitié au lit avec Véro, pour l'autre dans
tous les établissements où l' on
s'amuse, y compris certains où il n'aurait jamais osé
entrer avant la guerre. À son arrivée, probablement dès
l'escalier, il se débarrassait de ses habits de soldat et ne
les remettait qu'au moment de repartir. Il
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