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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sébastien Japrisot
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aux
yeux bleus tranquilles, aux cheveux châtains qui se faisaient
rares, qu'on appelait Biscotte à cause de ses biceps - ses
biscottos -, parce que lui, Petit Louis, qui n'est pourtant pas un
gorille aurait pu en faire le tour d'une seule main.
    Biscotte
c'était le copain de Kléber depuis les inondations de
1910, où ils avaient, tous les deux, sauvé une vieille
femme de la noyade. Ils faisaient “la trôle”
ensemble, c'est-à-dire qu'ils se retrouvaient tous les
samedis, au carrefour du Faubourg Saint-Antoine et de Ledru-Rollin,
pour vendre les commodes, les consoles, les petits meubles qu'ils
fabriquaient. L’Eskimo, le bois ne le détestait pas, il
n'y a qu'à voir la maquette du Samara au fond de la
salle, mais Biscotte, Mathilde ne peut même pas imaginer :
des mains comme on n'en verra plus, des mains d’orfèvre
de l'acajou, de pianiste du merisier, de suborneur des essences
coloniales, des mains d'enchanteur. Les autres trôleurs ne le
jalousaient même plus.
    Le
samedi soir - pas toutes les semaines parce qu'il avait une femme et
cinq enfants et qu'il devait se faire chanter Manon quand il rentrait
à la soupe froide - Biscotte venait avec Kléber au
comptoir, pour boire à chacun sa tournée, rigoler un
peu et se partager les sous de la vente. C'est Petit Louis, dans ces
moments-là, il l'avoue volontiers, qui jalousait Biscotte. Pas
méchamment, bien sûr, parce que Biscotte était un
bon gars, jamais sournois, jamais un mot plus haut que l'autre, et
qu'il avait une bonne influence sur Kléber. Oui, une bonne
influence. C'est grâce à Biscotte que Kléber a
commencé de faire des économies, cent francs par ci,
deux cents francs par là, et de les confier à Petit
Louis pour ne pas les dépenser bêtement. Petit Louis les
enfournait, au fur et à mesure, dans une boîte à
biscuits en fer, décorée de fleurs des champs, qui se
trouvait dans son coffre, à la banque. Quand il a remis
l'argent à Véronique Passavant, comme l'Eskimo le lui
demandait dans sa lettre, elle ne voulait pas le prendre, elle
pleurait, elle disait qu'elle ne le méritait pas. Dans ce bar
où Mathilde se trouve, Petit Louis s'est dressé debout,
haut de cent soixante-huit centimètres mais fort de la parole
donnée, son briquet d'amadou au poing, et il a juré, si
elle ne mettait pas les billets illico dans son sac, de les brûler
tous et même d'avaler les cendres pour qu'il n'en reste rien. Finalement , elle les a pris. C'était
près de huit mille francs, pas assez pour le chagrin mais de
quoi se payer de beaux jours.
    Et
puis voila, le Bon Dieu fait bien les choses. À la guerre, Kléber et Biscotte, nés tous les deux dans
le quartier, se sont retrouvés dans le même régiment,
bientôt dans la même compagnie. La Marne, la Woëvre,
la Somme, Verdun, ils ont tout souffert ensemble, et quand l ' un
revenait en permission il donnait des
nouvelles de l ' autre, il essayait de raconter aux clients la
tranchée mais il buvait son verre en regardant Petit Louis
avec des yeux tristes visiblement pour quémander qu'on parle
d'autre chose, parce , que la tranchée,
voyez-vous, ne se raconte pas, c'est pastranquille, ça pue, mais c'est la vie malgré
tout, plus fort qu'en n'importe quel putain d'endroit, et personne ne
peut le comprendre qui n'y a pas plongé, avec les camarades,
ses pompes dans la boue.
    Sur
ces paroles amères, Petit Louis se tait une bonne minute. Et
puis voilà, le Bon Dieu fait mal les choses  :en été
1916, sur un front qu'il a oublié, la belle amitié
s'est rompue, Kléber et Biscotte ne pouvaient plus se
supporter , ils se disputaient à tout
moment pour des broutilles,un paquet de
Gauloises bleues, une boite de singe, ou de savoir qui sauvegarde les
mieux sesbonhommes, de Fayolle ou de
Pétain. Ils s'évitaient, ils ne se parlaient plus.
Quand on le lui a proposé, nommé caporal, Biscotte a
changé de compagnie, bientôt de régiment. Il
n'est jamais revenu au bar. Il est mort, paraît-il, dans un
bombardement, alors qu'il était blessé, qu'on
l'évacuait d'un front ou d'un autre.
    Son
véritable nom, Petit Louis a dû l'entendre, quand
l'Eskimo, un samedi de 1911, le lui a présenté, mais il
ne s'en souvient pas, ni probablement les clients qui l'ont connu. On
lui disait seulement Biscotte. Il devait avoir son atelier dans une
rue du faubourg, de l'autre côté de la Bastille. En tout
cas, Petit Louis a été content de savoir que Dieu
existe quand même, qu'avant de crever, chacun de son

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