Un long dimanche de fiancailles
fallait le voir se pavaner
au bras de sa créature, en veston de tweed de Londres, son
canotier en arrière pour faire peinard, un long foulard blanc
autour du cou : on le prenait pour un
de ces as de l'aviation.
Il
faut dire aussi que Véronique Passavant est ce qu'on appelle
une belle plante. Longue, bien dotée de partout, des cheveux
noirs qui descendent jusqu'aux reins, des yeux de chatte grands comme
des calots, un teint à enrager les bourgeoises - vrai, une
belle plante. Elle a vingt-sept ans. La dernière fois où
elle est venue bavarder avec Petit Louis, en juillet de cette année,
elle était vendeuse dans une boutique pour dames à
Ménilmontant, il ne sait pas exactement dans quelle rue, ni où
elle habite. Mais il est certain qu'elle reviendra le voir avant
longtemps, il la mettra en rapport avec Mathilde.
La
brouille et la rupture des deux amants, en 1916, pendant une
permission de Kléber, sont restées pour Petit Louis un
mystère, ils ne lui en ont parlé ni l'un ni l'autre. Il
a pris l'affaire pour une querelle d'amoureux, bien regrettable mais
qui ne durerait pas. Quand Véro est accourue, ce sale matin de
janvier 17, venant d'apprendre par quelqu'un du quartier que son
amant était mort, Petit Louis lui a fait lire la dernière
lettre de l'Eskimo et demandé de s'expliquer. Elle était
en larmes, à genoux sur le sol, effondrée. Elle a vers
lui un visage qui n'avait plus d'âge et crié : “Qu'est-ce que ça peut faire, maintenant ? Veux-tu que j'étouffe de mes remords ? Tu crois qu'à sa prochaine permission je ne m'étais pas
promis de lui sauter au cou ? Tout
effacé, oui, tout effacé ! ” Cela devant cinq ou six clients qui n'avaient pas la décence
de s'esquiver, curieux qu'ils étaient du malheur des autres,
et que Petit Louis a jetés dehors.
Longtemps
après, calmée, le visage sec, assise à une table
près du poêle, Véro a déclaré :
“De toute manière, Kléber m'a fait jurer de rien
dire à personne. ” Petit Louis n'a plus insisté.
Si Mathilde veut son sentiment, Kléber était vulnérable
aux femmes, comme beaucoup, et trop franc pour être prudent. Au
cours de sa permission de l'été 16, il aura fait un
écart, qu'il a dû avouer à Véro, qu'elle
ne lui a pas pardonné. Elle a pris ses affaires et elle est
partie.
C'est
ainsi que lui, Petit Louis, voit les choses, du moins quand il évite
de se casser la tête avec des détails. Il en est deux
surtout qui le chiffonnent. D'abord, Véro aimait trop Kléber
pour lui tenir rancune aussi longtemps s'il s'était agi d'une
faute sans lendemain. Ensuite, si Kléber a refusé de se
confier à lui, Petit Louis, à qui il confiait tout,
jusqu'à ses économies, ou bien il avait honte, ou bien
et plus probablement il protégeait quelqu'un. Mais, que
Mathilde l'excuse pour le mot, dans les histoires de fesses, va donc
savoir.
Pendant
que Petit Louis finissait son repas Mathilde a eu froid, elle s'est
déplacée pour être près du poêle. À
un moment, il a dit quelque chose – elle ne sait plus
exactement quoi - et elle a eu froid. Ou bien est-ce une image qui
l'a traversée, alors qu'i1s'était levé pour
ouvrir un tiroir et lui avait apporté des souvenirs de
l'Eskimo rassemblés pour elle : des photos de l'Amérique et du beau temps d'avant, des photos
de la guerre, la dernière lettre. Mathilde n'a pas décidé
encore si elle doit dire à Petit Louis qu'elle détient
une copie de cette lettre et quel horrible soir elle a été
écrite, mais elle n'a rien eu à simuler, il lui a
semblé la lire pour la première fois.
Au
travers de cette écriture maladroite, penchée à
gauche, au travers de ces misères d'orthographe d'un gamin de
ruisseau, lui est brusquement apparu un soldat ligoté, transi,
pitoyable, qui se retournait, en haut d'une échelle de
tranchée, pour demander à protéger plus
pitoyable que lui.
Maintenant,
Petit Louis a posé son verre et celui de Mathilde sur la table
la plus proche d'elle, il fume une cigarette, assis, le regard loin
dans son passé, sous des arcades sourcilières gonflées
par les coups. Mathilde lui demande qui était ce Biscotte dont
il est question dans le post-scriptum de la lettre. Petit Louis, en
grimasouriant, lui dit : “Vrai,
vous devez lire dans ma tête, je suis en train de penser à
lui ! ”
Biscotte,
encore toute une histoire.
C'était,
car le pauvre non plus n'est pas revenu de la guerre, le plus
attachant des hommes, un grand échalas très maigre,
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