Un long dimanche de fiancailles
côté,
les deux amis s'étaient réconciliés.
Lorsque
Sylvain, dehors, frappe du poing sur le rideau de fer, il est plus
d'onze heures. Mathilde reste à regarder une fois encore les
photos de l'Eskimo, pendant que Petit Louis va chercher sa manivelle
pour ouvrir. À l'air qui entre, elle sait qu'il pleut. Elle se
demande si elle doit dire à Petit Louis ce que lui a raconté
Daniel Esperanza. Elle décide que non. À elle, cela ne lui apporterait rien qu'elle ne sache déjà,
et à Petit Louis que de vilaines nuits à chercher le
sommeil.
L’Eskimo,
sur les photographies, pose avec son frère Charles sous un
arbre gigantesque de la Californie, un séquoia. Ou bien ils
sont tous les deux sur un chariot bâché, c'est Charles
qui tient les rênes des chevaux. Ou bien encore, dans une
longue étendue de neige, une ville ou un village en bois dans
les lointains, l'Eskimo, né Kléber Bouquet dans le
onzième arrondissement de Paris, brandit à deux mains, l' air sévère,
des peaux de renards blancs. Si Mathilde compte bien, il a dix-huit
ans, car au dos de l'image il a écrit, toutes les lettres
penchées à l ' envers :
“Dawson, Kondlike, 16 janvier 98. ” Dix-neuf années
plus tard, à quelques jours près, son destin l'aura
rejoint dans la neige de la Somme.
Sur
la photographie que Mathilde préfère, ou qui l'émeut
le plus, l'Eskimo, les manches de sa chemise sans col retroussées
aux coudes, un bonnet de soldat sur la tête, la moustache
tranquille, fait sa lessive dans un cantonnement. Il a tourné
le visage vers l'objectif. Il a les yeux bons, le cou fort, de larges
épaules qui inspirent confiance. Il semble dire à
Mathilde, et elle veut s'en persuader, qu'il a protégé
Manech au-delà de ce qu'on croit savoir, qu'il était
trop robuste, trop expérimenté et qu'il avait trop vécu
pour le laisser mourir.
Les petits sous de la reine
Victoria
Novembre.
Le
père de Mathilde, Mathieu Donnay, a pour conseiller juridique
un avocat de cinquante ans, attentif et affable, très
séduisant malgré les cheveux perdus, qu'on dit aussi
infatigable à défendre le veuf et l'orphelin qu'à
conquérir la veuve et l'orpheline : Pierre-Marie
Rouvière. Il a connu Mathilde enfant, qu'il a grisée
avec des calissons d'Aix, la conquête est depuis longtemps
chose faite. C'est simplement pour ses qualités d'avocat
qu'arrivant à Paris, au début d'octobre, elle s'est
confiée à lui, dans son cabinet aux murs de velours.
Il
a levé les bras au ciel, dès l'abord de Bingo
Crépuscule, ou déjà même place de l'Opéra,
il a crié au grotesque. Cinq soldats ligotés, traînés
jusqu'à une tranchée de première ligne, jetés
à l'ennemi par-dessus les barbelés - et dans la neige, encore !-c'était grotesque, il
ne voyait là qu'une de ces affabulations morbides,
malheureusement pas toujours désintéressées qui
ont fleuri comme pissenlit tout au long de la guerre.
Esperanza. ?
Un pauvre mythomane, à bout de tout, qui voulait se rendre
intéressant, qui déjà reculait parce qu'il
savait être allé trop loin. La photographie des
condamnés ? Elle ne prouvait rien, elle pouvait avoir été
prise n'importe où. La lettre de Manech, identique à sa copie ? Elle pouvait avoir été
dictée dans de tout autres circonstances. La lettre de Favourier ? Un faux, comme le
bordereau de Dreyfus. Tant qu'on y était, le capitaine
Favourier n'avait peut-être jamais existé.
Néanmoins,
accordant le bénéfice du doute à la réalité
du procès en conseil de guerre, puisque celui-ci avait été
confirmé par un camarade de régiment de Manech,
Pierre-Marie Rouvière a noté dans un cahier à
couverture de cuir noir frappée de ses initiales - “
tout ceci restant entre elle et lui, et strictement amical” -
les noms des lieux et des soldats que Mathilde lui disait, il a
promis d'enquêter de son mieux pour éclaircir cette
histoire extravagante.
Depuis
lors, il a téléphoné deux fois à
Mathilde, rue La Fontaine, l'une pour se faire préciser le nom
du lieutenant-médecin qui a soigné les cinq condamnés
dans un village en ruine - Santini -, l'autre pour prendre
rendez-vous aujourd'hui, chez elle, à seize heures.
Il
pleut sur les vitres. Pierre-Marie fume des turques dans un long
fume-cigarette en ivoire, il porte cravate noire, comme à
l'ordinaire depuis l'armistice, en souvenir d'une actrice qui est
morte ce jour-là et qu'il a beaucoup aimée. Il est vêtu
de sombre. Il a la mine sombre. Le petit salon
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