Un long dimanche de fiancailles
descendue dans la rue avec elle, je
m'accrochais à son bras et on est allé manger au Bar
César, parce que madame Isola nous avait fait les
pieds-paquets, un délice, il n'y a pas meilleure cuisinière
dans toute la Belle de Mai, ni Saint-Mauront, ni jusqu'en haut du
boulevard National.
Maintenant,
je ne sais pas ce que ma filleule est devenue. J'ai reçu pour
mon anniversaire, en février de cette année, une carte
de La Ciotat. Après on m'a dit qu'on l'avait vue à
Marseille, avec les filles du Panier, et puis qu'elle était en
maison sur la route de Gardannes, mais tant qu'elle ne me l'a pas dit
elle-même, je ne crois personne, c'est facile d'être
mauvaise langue.
Je
reprends encore cette lettre le 4, l'ayant abandonnée hier
soir pour les mêmes raisons de fatigue.
Je
n'ai pas les yeux pour me relire mais j'espère que vous
pourrez comprendre mon charabia. Je me fais du souci que la poste ne
prenne pas une lettre aussi grosse, la plus longue que j'ai écrite
de ma vie. En un sens, ça m'a fait du bien, je ne sais pas
comment vous le dire, et quand je reverrai ma filleule, parce que je
la reverrai, je prendrai le droit de vous écrire son adresse,
et je forme d'ici là mes plus belles pensées pour vous,
en vous redisant sincèrement mes condoléances, ainsi
que madame Sciolla et madame Isola.
Au
revoir et salutations distinguées,
Madame
Veuve Paolo Conte, née Di Bocca.
Le
bar de Petit Louis, rue Amelot, est une salle aux boiseries sombres,
tout en longueur. Il sent l'anis et la sciure. Deux lampes éclairent
un plafond et des murs qui n'ont pas été repeints
depuis longtemps. Derrière le comptoir en zinc, au-dessus
d'une rangée de bouteilles, sont accrochées des
photographies de boxeurs d'avant la guerre, en position de combat, le
regard plus fasciné par l'objectif que méchant. Toutes
sont encadrées de bois verni. Petit Louis dit : “C'est l'Eskimo qui m'a fait les cadres. Et aussi la maquette
du voilier qui est au fond. Elle est un peu fatiguée, mais
vous l ' auriez vue quand il me l'a donnée, en 1911, un
vrai bijou, l'exacte reproduction du Samara qui les avait
conduits, lui et son frère Charles, du temps de leur jeunesse,
de San Francisco à Vancouver. Vrai, il n'était pas
embarrassé de ses doigts l'Eskimo. ”
Petit
Louis a tiré le rideau de fer sur la rue. Il est neuf heures
et demie du soir, son heure habituelle de fermeture. À Mathilde, au téléphone, il a dit : “Nous serons plus tranquilles pour discuter.” Quand elle
est arrivée, poussée par Sylvain, il restait deux
clients au comptoir, qu'il a pressés de finir leurs verres.
Maintenant, il pose sur une table, à même le marbre, la
marmite réchauffée de son repas du soir, une bouteille
de vin entamée, une assiette. Il a bien propose à
Mathilde de partager son ragoût de mouton mais, même par
politesse, elle ne pourrait rien avaler. Sylvain, lui, est parti
dîner dans une brasserie qu'il a vue éclairée sur
la place de la Bastille.
Petit
Louis mérite bien son surnom, mais il a pris du ventre. Il
dit : “A cette heure, si j'étais encore sur les
rings, je devrais tirer les poids moyens. Je me ferais torcher par le
plus minable des toquards. Vrai, ça n'arrange personne de
tenir un bistrot." Sa démarche pourtant, quand il va et
vient de son comptoir à la table, pour apporter deux verres,
la moitié d'un gros pain, un camembert dans sa boite, est
d'une souplesse étonnante. On le dirait monté sur
ressorts. Mais on devine que, même svelte, il a dû “
se faire torcher” bien des fois. Il a le nez écrasé,
des oreilles et des lèvres qui ont souffert, son sourire est
une grimace constellée d'or jaune.
Quand
il est assis, le bout d'une serviette à carreaux glissé
dans sa chemise, il remplit d'abord un verre de vin, qu'il propose à
Mathilde. Pour couper court aux mondanités, elle accepte. Il
remplit l'autre verre, boit une gorgée pour se rincer la
bouche et fait claquer sa langue. Il dit : “Vous verrez,
c'est du bon. Je le fais venir de mon pays, l'Anjou. J'y retournerai
dès que j'aurai un bon matelas pour me la couler douce. Je
vendrai cette saleté d'endroit et je vivrai dans une cave à
vins, avec un ou deux copains pour me tenir compagnie. Vrai, j'ai
connu bien des choses, dans ma vie, mais je peux vous l'assurer, rien
ne compte plus que le vin et l'amitié.” Il grimace d'un
air faussement contrit et ajoute : “Excusez-moi, je vous dis des bêtises. C'est vous qui
m'intimidez.
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