Un long dimanche de fiancailles
dit d'une
voix attristée : “Tu es
bien ingrate, Matti. Cet homme a pris de gros risques pour me rendre
service, et dans le seul souci de l'amitié. Il ne peut aller
au-delà. Il a bien interrogé un capitaine d'artillerie,
et la femme d'un commandant de territoriaux, et un médecin des
services de santé. S'il l'a fait, c'est qu'i1 pouvait compter
sur leur discrétion et eux sur la sienne. Pour le reste, s'il
te paraît n'avoir découvert que des vérités
qui l'arrangen t - je me demande d'ailleurs en quoi -, il ne nous
a pas caché celles qui le dérangent, serait-ce
seulement dans sa fierté de soldat. Je le connais parfaitement
et de longtemps - Il a dû
ne se sentir soulagé de ses propres doutes que ce matin alors
qu'il avait la grâce présidentielle en main et pouvait
vérifier l'effet qu'elle a eue. ”
Il
se penche en avant, une main sur l'épaule de Mathilde, et lui
dit : “j'aurais préféré taire cela,
pour ne pas ajouter de vains regrets à ton chagrin, Matti,
mais les deux autres groupes de condamnés à mort,
débarqués sur des fronts différents, ont été
récupérés reconduits à Dandrechain, où
leur a été signifiée la commutation de leur
peine. Aujourd'hui encore, ils sont tous les dix vivants, ils cassent
des pierres au bagne de la Guyane."
Mathilde
baisse la tête et reste ainsi, muette, jusqu'à ce qu'il
presse des doigts son épaule et dise : "Matti, ma
petite Matti, soit raisonnable. Manech est mort. Qu'est ce que son
souvenir y gagnerait, si même contre tout vraisemblance tu as
raison ?"
Un
bisou sur la joue, qui sent la lavande et le tabac, il se redresse.
Quand elle le regarde, il est en train de ramasser son manteau de
pluie jeté sur un fauteuil. Elle dit :
"
Donnez-moi le nom de cet avoué, à Levallois."
Il
fait signe que non, ce n'est pas possible. Il enfile son manteau,
remet son écharpe d'angora gris, son chapeau de feutre gris,
reprend sa canne.
Il
dit : "Vois-tu, Matti, il n'y a pas eu que des tonnes de
fer et de feu dépensées dans cette guerre, mais presque
aussi lourd de paperasses. Il faudra des mois, probablement des
années, pour les acheminer, les rassembler, les dépouiller
toutes. À défaut d'être convaincue, sois
patiente. Et prudente. Il en coûte cher de toucher à
certains tabous, en ce moment."
Dés
qu'il est parti, Mathilde se fait apporter dans le petit salon du
papier à dessin, son stylo-plume. Elle note par écrit
la conversation qu'elle vient d'avoir, sans rien oublier, pour ne
rien oublier. S'étant relue, elle se dit c'est vrai, qu'elle a
appris beaucoup, mais strictement pour deux périodes sur
trois : avant le dimanche 7 janvier 1917 et après. De ce
dimanche même, Pierre-Marie ne lui a confirmé que ce
qu'elle savait, qu'on s'était battu, qu'on avait perdu
beaucoup de gens. En fin de compte, elle est même mieux
renseignée que lui. Elle pense à Manech, en train de
bâtir sur la terre de personne un bonhomme de neige, à
un aéroplane abattu à la grenade, à Six-Sous
chantant pour qui veut l'entendre la chanson de la Commune. À “des folies”. Elle se dit qu'il faudra bien qu'elle
continue toute seule d'être folle.
Le
même soir, au dîner, elle mange une cuisse de poulet avec
les doigts, sans rien dire, l'imagination ailleurs. Elle est assise à
un bout de la grande table, en face de son père, qu'elle aime
de tout son cœur. À sa gauche,
Maman, qu'elle aime beaucoup. À sa
droite, son frère Paul dont elle ne pense pas grand - chose, sinon qu'il est supportable, et sa ni belle ni sœur,
Clémence, qu'elle ne supporte pas. Les deux affreux, Ludovic
et Bastien, huit et six ans de turpitudes, sont depuis longtemps en
train de faire pipi au lit.
Son
père dit : “ Ça ne va pas, Matti ?”
Elle
dit : “ Ça va. ”
Il
dit : “ Quand cette fichue grève des journaux sera
finie, je paierai ton annonce, ce sera ton cadeau de Noël."
Elle
dit : “ D'accord. ”
Elle
veut publier une annonce dans les quotidiens hebdomadaires
importants, et aussi dans ces revues des combattants où tout
le monde recherche tout le monde. Elle l'a rédigée
ainsi :
BINGO
CREPUSCULE
(Tranchée
de la Somme, secteur Bouchavesnes.)
Récompense
pour informations sur journées 6, 7 et 8 JANVIER 1917 ainsi
que sur caporaux Urbain Chardolot, Benjamin Gordes, soldat Célestin
Poux et tout combattant en cet endroit, a cette date.
Écrire :
Mlle Mathilde Donnay,
Villa
Poéma, Cap-Breton, Landes.
Elle
ne doute pas de recevoir des
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