Un long dimanche de fiancailles
la
signature de Raymond Poincaré. Peut-elle imaginer qu'il se
soit trouvé un seul chef de nos armées pour passer
outre à cette signature ?
Elle
ne l'imagine pas, non. Mais si la grâce était arrivée
trop tard ? Si les condamnés
étaient déjà en route ? Ils ont parlé à Esperanza d'un voyage épuisant
et sans but, pendant deux jours et deux nuits, avant de parvenir à
ce village en ruine - Tancourt, c'est bien ça ? - où il les a pris en charge.
Pierre-Marie
balance la tête, il soupire devant tant d'acharnement à
vouloir se persuader de l'incroyable. La grâce trop tard !
Comment explique-t-elle qu'on n'ait pas procédé à
l'exécution aussitôt après la sentence, comme
cela se passait du temps des cours martiales ? Parce que depuis la suppression des cours martiales, justement, la
loi interdit toute exécution, même l'appel rejeté,
avant que le président de la République ait pu exercer
son droit de grâce. Donc, on attendait sa décision. Elle
pouvait arriver un peu plus tôt, un peu plus tard, mais trop
tard jamais. Il répète : “jamais, cela va de soi. ”
Il
doit lire sur le visage de Mathilde la confiance qu'elle accorde aux
choses qui vont d'elles-mêmes, il soupire à nouveau.
Puis il dit bon, qu'il veut bien se faire l'avocat du diable.
“Admettons
qu'Esperanza n'ait raconté que la vérité.
Admettons qu'on lui ait donné pour mission de conduire cinq
condamnés à mort, blessés, épuisés,
à cette tranchée de première ligne. Je vais te
dire, si j'avais à plaider, comment je verrais les choses. Les
chefs des unités dans lesquelles, en seize jours, s'est
produit vingt-huit fois le même délit, veulent coûte
quecoûte un exemple. Ils pressentent
la vague d'indiscipline, de dégoût, de refus collectif
dont certains ; de nos députés
nous disent qu'elle a déferlé au printemps suivant sur
toute notre armée. Plutôt que d'attendre la décision
du président, on disperse les condamnésen trois groupes de cinq, sur trois fronts différents,on les balade, on les perd. Peu importe qu'ils soient graciés.
Ils seront morts avant. On montrerace
qu`i1 en coûte de faire ce qu'i1s ont fait. On a pas le droit
de les exécuter ? D'accord. On
les ligote, on les balance dans le bled, on laisse à ceux d'en
face le soin de les massacrer. Quand ils sont massacrés, on
les inscrit sur un état des pertes du régiment. Leurs
proches même ne sauront rien : Tués à l'ennemi. Tous ceux qui ont participé
à leur acheminement , officiers,
sous-officiers, chefs de train, toubibs, conducteurs de camions, on
les disperse aussi, on les noie dans la guerre. Beaucoup mourront : les morts ne parlent plus. D'autres se tairont, pour "ne pas
avoir d'histoires", pour préserver leur pension : la lâcheté aussi est muette. Les derniers après
la délivrance de l'armistice, plus tard à leur retour
au foyer, auront autre chose à raconter à leurs enfants
que l'ignominie d'un dimanche de neige, en Picardie. À quoi bon ? Ce ne serait que ternir la
seule image à laquelle ils tiennent : ils se sont bien battus, leurs gamins les admirent, leurs femmes
rabâchent à l'épicerie que bonhomme a fait
cinquante prisonniers à leu seul dans les banlieues les plus
agitées de Verdun. Il ne reste alors que l’intègre
Daniel Esperanza, parmi les milliers d'hommes présents de le
secteur de Bouchavesnes, les 6,7 et 8 janvier 1917, pour avoir le
courage de dire : " Ce que j'ai vu
c'est un assassinat, c'est la négation de nos lois, c'est le
mépris des militaires pour l'autorité civile."
Pressée
d'interrompre l'avocat, ce que dans les tribunaux, dit-on, ses
adversaires ne réussissent pas sans mal, Mathilde applaudit
mollement. Elle dit : “Bravo,
mais vous n'avez pas à me convaincre, je pense comme vous. À quelques lacunes près, c'est bien ainsi que les choses ont dû
se passer."
“Des
lacunes ? ”
Encore
une fois, Mathilde ne voudrait pas sembler mettre en doute la
sincérité de son ami Officier, elle dirait plutôt
que celui-ci n'a découvert que des vérités qui
l'arrangent. S'il a eu accès aux dossiers du régiment,
il ne lui était pas difficile de retrouver quelques survivants
de Bingo Crépuscule et de les interroger.
“De
quel droit ? ” s'insurge Pierre-Marie. “Et sous quel
prétexte mensonger ? Qu'un seul se plaigne d'être
importuné ou même simplement blaguasse à tort et
à travers, où irions-nous ? ” Il apporte une chaise devant elle et s'assoit. Il
Weitere Kostenlose Bücher