Un long dimanche de fiancailles
l'acajou du coffret de Manech,
Mathilde
leur dit en baissant la voix, pour mieux retenir leur attention :
“Dans cette boîte se trouve l'histoire d'une de mes vies.
Et voyez-vous, je la raconte à la troisième personne,
ni plus ni moins que si j'étais une autre. Savez-vous
pourquoi ? Parce que j'ai peur et que j'ai honte de n'être
que moi et de ne pouvoir arriver au bout."
Au
bout de quoi ? Pense-t-elle ensuite, sous deux regards
imperturbables. Elle ne sait pas. Heureusement, les chats, eux
doivent le savoir, qui ne demandent pas d'explication, qui s'en vont
tranquillement rêver dans un coin du temps qui passe.
Quincaillerie
Leprince,
3,
rue des Dames,
Paris.
25janvier
1920.
Mademoiselle,
Je
profite que c'est dimanche pour vous écrire, rapport à
votre appel que j'ai lu dans Le Bonhomme.
Tout
de suite je vous dis que je veux pas d'argent, n'étant pas de
ces voyous qui profitent du malheur de ceux qui recherchent leur
disparu. J'ai fait toute la guerre dans l'infanterie, sauf en 18
quand, blessé à une jambe par les shrapnels, j'ai été
hospitalisé, ensuite on m'a versé dans l'artillerie de
campagne, ce qui n'était pas mieux parce que les artilleurs
souffrent bien autant que les biffins, et maintenant j'ai cinquante
pour cent de l'ouïe en moins, mais c'est une autre histoire.
Ce
que je veux dire c'est que j'ai connu cette tranchée que vous
indiquez, sauf que c'était pas aux mêmes dates. J ' y
ai été dans la fin de novembre 1916, après que
les coloniaux l'ont prise aux boches, et je crois pas vous fâcher
si je vous rectifie sur le fait que vous vous trompez, parce que
c'était pas Bingo, mais Bing au Crépuscule, je me
souviens très bien de l’écriteau en bois que les
bonhommes avant nous avaient cloué sur une poutre qui servait
de soutènement, je le vois encore, et ils avaient écrit
ça, les pauvres diables, parce que en octobre quand ils
creusaient les boyaux, ça canardait probablement terrible à
la tombée du jour.
Pour
les noms des personnes, s'il s'agit bien du même, j'ai connu un
soldat qui s'appelait Célestin Poux, il n'était pas de
mon régiment, mais je ne crois pas qu'il y en a eu deux comme
lui dans cette guerre, sinon ça se saurait on l'aurait gagnée
ou perdue bien avant. C'était le_plus grand démerdard
et chapardeur que j'aie jamais vu, on l'appelait la terreur des
armées. Il aurait volé l'avoine des chevaux pour
l'échanger contre du vin pour sa section, il inventait des
sections qui n'existaient même pas il faisait revivre les morts
dépouiller les roulantes, pensez s'il était apprécié
par ses camarades, et rusé avec ça, personne ne voyait
dans son jeu. À Verdun, on m'a dit, un gigot rôti, le
pain blanc, le Vin et les liqueurs, tout le souper des planqués
d'un état-major. Et à tout, il répondait comme
l'enfant qui vient de naître : » C'est des
médisances ”
En
18 dans l'artillerie, j ' ai encore entendu parler de lui à
Saint-Mihiel, trois caisses de tabac, du gros Q et des cigarettes
blondes, pour les Américains, à l'arrivée pleine
de sacs de sciure. Célestin Poux, pensez si je m'en souviens.
Un gars de l’île d'Oléron, avec des cheveux blonds
et des yeux bleus, et un sourire à bercer les
sergents-fourriers. Quand il vous demandait l'heure fallait pas la
lui donner, encore moins l’échanger, c'était
pareil que de dire adieu à votre montre.
En
tout cas, j'ai entendu parler de lui à Saint-Mihiel, en 18, ce
qui veut dire qu'il avait déjà échappé à
beaucoup de choses et que démerdard comme il était, si
vous cherchez un peu du côté des Charentes, vous verrez
sûrement qu'il vit encore, mais pour la tranchée, j'y
étais pas aux dates que vous dites, j'en sais rien, sauf que
les Porridges nous ont relevés à peu près à
ce moment-là, et dans la pagaille, le Célestin Poux a
dû leur sucer le sang.
Je
vous souhaite de retrouver ceux que vous aimez, mademoiselle, et si
vous passez par les Batignolles, n'hésitez pas à venir
me voir.
Bonne
considération,
Adolphe
Leprince.
Madame
Paolo Conte,
5,
traverse des Victimes,
Marseille.
Samedi
31 janvier 1920.
Très
chère Mademoiselle,
Je
suis bien mal dans ma peau, je vous l'assure, pour répondre à
votre lettre, je n'en dors plus la nuit, tiraillée entre vous
et ma filleule Valentina qui ne veut pas entendre parler de vous
écrire, sous aucun prétexte, et qui n'a même pas
voulu me donner son adresse de peur que je vous l'envoie. Aussi
jusqu'à ce qu'elle
Weitere Kostenlose Bücher