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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sébastien Japrisot
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vous diront que mon mari était un homme
sensible et très bon, un peu taciturne parce que la vie ne
l'avait pas ménagé, sans beaucoup d'instruction mais
doué comme personne pour travailler le bois. Je puis vous le
dire sans exagérer, un véritable artiste. Quand je suis
entrée à son service, il n'avait que vingt-cinq ans, on
lui en aurait donné déjà beaucoup plus, parce
qu'il était posé, sobre en tout, et ne pensait qu'aux
enfants. Je crois aujourd'hui que cet amour des enfants lui est venu
de l'obscur pressentiment qu'il ne pourrait pas en avoir lui-même,
comme cela s'est révélé par la suite.
    Les
quatre petits de Marie Vernet, Frédéric, Martine,
Georges et Noémie, âgés alors de six à
deux ans, adoraient leur père, c'était des fêtes
quand il revenait le soir de l'atelier de la rue d'Aligre et des
pleurs quand il s'attardait, un samedi ou un autre, avec son ami
l'Eskimo et que je voulais les coucher avant qu'il rentre. Benjamin
aimait autant que les siens ma petite Hélène, dont le
premier mot, dans son berceau, a été naturellement “
Papa". En vérité, pendant les six premiers mois où
je me suis occupée de la maison, avant qu'il me demande en
mariage, nous vivions déjà, même sans partager la
même chambre, pratiquement comme mari et femme. C'est à
moi qu'il donnait l'argent de la semaine et racontait ses tracas,
avec moi qu'il sortait les enfants le dimanche, et c'est moi qui
lavais son linge, préparais son petit déjeuner et sa
gamelle de midi. Nous nous sommes mariés le 10 septembre 1910
et Benjamin a reconnu Hélène. Comme il avait un peu
honte de la brièveté de son veuvage et que c'est un
calvaire pour moi de voir du monde, nous n'avons invité à
la mairie que sa sœur, mon oncle et ma tante. Aucun des trois
n'est d'ailleurs venu, nous avons dû trouver les témoins
sur le trottoir et leur donner la pièce.
    Les
quatre années qui ont suivi, je le savais déjà,
sont les plus belles de ma vie. Je ne prétendrais pas que j'ai
éprouvé pour Benjamin l'élan qui m'avait jetée
dans les bras de mon ouvrier-maçon, mais je l'aimais bien
davantage, nous étions en accord sur tout, nous avions de
beaux enfants, avec plus que le nécessaire pour vivre, nous
faisions des projets de vacances à la mer que ni lui ni moi
n'avions jamais vue. À dix-huit ans,
dix-neuf ans, la plupart des filles rêvent d'autre chose, mais
pas moi, rien ne me rassurait tant que l'habitude et même la
monotonie des jours.
    À
l'heure où je vous écris, les enfants dorment depuis
longtemps, on est vendredi, cela fait deux soirs que j'ai commencé
cette lettre. Je m'aperçois de mon angoisse à en
arriver à ce que vous avez voulu savoir tout à trac, le
jour de l'orage. Sans doute, je recule malgré moi le moment de
le raconter, mais il y a autre chose aussi, je voudrais que vous
compreniez que c'est une folie qui, comme beaucoup d'autres, n'aurait
jamais pu exister sans la guerre. La guerre a tout cassé, même
Benjamin Gordes, et finalement l'Eskimo, et le simple bon sens, et
moi. En août 1914, dans l'anéantissement où
j'étais de savoir qu'il pouvait ne plus revenir, j'ai été
soulagée d'apprendre, par sa première lettre, que mon
mari avait retrouvé dans son régiment l'ami fidèle
de la trôle. Il m'avait toujours parlé de l'Eskimo avec
une chaleur que je ne lui connaissais pour personne. Il l'admirait
pour sa solidité, sa bonne humeur, le parfum d'aventure qu'il
traînait avec lui, et probablement se sentait-il admiré
en retour pour son talent d'ébéniste. Une preuve de
l'amitié qu'il lui portait, c'est qu'à la mobilisation,
avec cinq enfants, il aurait dû être versé dans la
territoriale, rester à l'arrière pour réparer
les voies de chemin de fer ou les routes, mais non, il a insisté
pour aller avec les autres de son régiment. Il m'a dit :
“Je préfère être avec l'Eskimo qu'avec des
vieux qui, de toute manière, se font bombarder. Tant qu'on est
ensemble, je crains moins." Peut-être aussi, je l'avoue,
avait-il des scrupules, à cause des enfants qui n'étaient
les siens que par un mensonge, c'était bien là,
malheureusement, sa tournure d'esprit.
    Ce
qu'ont été pour moi les années terribles, je ne
m'y attarderai pas, vous avez certainement vécu les mêmes
tourments. Hors les enfants, ma journée n'était faite
que d'attente. Attente d'une lettre, attente du communiqué,
attente du lendemain où j'attendrai encore. Benjamin, qui
n'avait jamais apprécié d'écrire,

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