Un long dimanche de fiancailles
se rappelle, c'est que l'un des cinq
était très jeune, dans les vingt ans, avec les cheveux
bruns et le corps assez grand et mince, et je pense que c'était
notre malheureux Manech.
Voilà,
je voulais vous le dire. Maintenant, Nat Belly m'a dit qu'il croit
pouvoir retrouver le chef de patrouille, nommé Dick
Bonnaventure, un fils de Québécois né à
Saint John's lui aussi, mais par hasard, pas un niouffi comme on
appelle ici ceux de Terre-Neuve, c'est un coureur des bois du lac
Saint - Jean qui a écrit
des poèmes et des chansons, et Nat Belly sait qu'il revient
chaque automne à Chicoutimi. S'il le retrouve, il aura toutes
les précisions sur cette affaire, parce que l'autre doit avoir
meilleure mémoire et avoir fait plus attention. Nat Belly
s'excuse auprès de vous, il dit que forcément il n'a
pas regardé à tout, ce matin-là, parce que ça
recommençait à chier des marmites et qu'ils voulaient
bien, tous, obéir à Dick Bonnaventure et perdre
quelques minutes pour enterrer les Français, mais pas trop.
Je suis passé par ces choses, je peux comprendre.
En
tout cas, ce dont il se souvient parfaitement, c'est que c'était
le matin du 8 janvier 1917, et qu'il y avait de la neige épaisse
où on enfonçait jusqu'aux dessus des chevilles, et ils
ont trouvé ces cinq soldats morts et dispersés partout.
Alors, ils ont rassemblé les corps dans un grand trou, ils les
ont protégés avec une bâche de la tranchée
évacuée par les Boches et ils ont pelleté en
vitesse pour les recouvrir.
J'espère,
mademoiselle Mathilde, que cette lettre ne vous rendra pas plus
triste que vous n'êtes déjà.
Je
sais que vous êtes quelqu 'u n
qui préfère savoir. J'espère aussi que vous vous
portez bien et que vous avez toujours vos parents. Ma femme et mes
filles sont avec moi pour vous souhaiter malgré vos tourments
bonne santé et prospérité. Si j'avais d'autres
détails, vous vous doutez que je vous écrirais
aussitôt.
Très
amicalement à vous en souvenir du passé,
Aristide
Pommier.
Cette
lettre ne rend pas Mathilde plus triste qu'elle ne l'est depuis la
mort de Manech. Pierre-Marie Rouvière, il y a presque quatre
ans, lui a déjà dit que les cinq condamnés
avaient été sommairement enterrés par des
Britanniques avant d'avoir leurs cercueils et leurs croix blanches à
Herdelin. Elle est troublée néanmoins par certains
termes : “les corps dans un
grand trou ”, “ pelleté en vitesse” et
surtout, le plus terrible, “ morts et dispersés
partout". Elle se force d'entendre qu'on a trouvé les
corps en des endroits différents de la terre de personne, que
l'Aristide écrit comme il peut, c'est-à-dire comme un
cochon et le mange-merde qu'il est toujours, mais toute une nuit elle
ne dort pas, elle reste prisonnière d'une vision de carnage.
Heureusement
juillet s'avance et c'est au plein cœur de l'été
que débouche le tunnel.
Le
dimanche 3 août 1924, en fin d'après-midi, alors que les
chatons, déjà lestes et indisciplinés, vont
gaillardement vers leur quatrième mois, Mathilde est sur la
terrasse à l'ouest, à tenter leur portrait, réunis
dans une corbeille, mais passée une minute sage ils se battent
ou ils se lassent et, malgré les efforts de leur mère
pour les ramener à la pose, ils veulent aller vivre leur vie.
Le
soleil, Mathilde s'en souvient encore, touche la cime des pins quand
elle entend venir au loin une moto, lancée a toute allure sur
le chemin de terre qui contourne le lac, et qu'elle se redresse
brusquement, le pinceau en l'air. Et puis, il est là, dans
l'encadrement du portail ouvert, immobilisant sa machine sur une
béquille, enlevant ensemble son bonnet de cuir et ses
lunettes, les cheveux blonds, plus haut et plus robuste qu'elle ne
l'a imaginé, mais elle est sûre que c'est lui, Célestin
Poux, et tandis qu'il parle avec Sylvain venu à sa rencontre,
elle pense : “Merci, mon Dieu, merci, merci", et elle
crispe ses mains l ' une contre l'autre pour s'empêcher de
trembler ou de pleurer, d'être une bécasse qui fait
honte.
La terreur des armées
Pardon,
mademoiselle Mathilde, si je ne peux pas me souvenir de tout, dit ce
jeune homme aux yeux bleus. Tant d'années ont passé,
j'ai vécu depuis Bingo tant de jours. Et puis, à la
guerre, on est chacun dans son coin de soucis, de petites misères,
de petits bonheurs, on ne voit ce qui se passe que par bribes et pas
plus loin que le bout de sa corvée du moment. Un moment efface
l'autre, les jours effacent
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