Un Monde Sans Fin
tard.
Cette demeure n’était pas digne d’un prieur, se dit Godwyn
en y entrant. Un homme de ce rang se devait d’habiter un palais seyant à sa
position, au même titre que l’évêque. Or ce bâtiment-ci n’avait rien de
luxueux. Hormis quelques tentures visant à protéger des courants d’air, le
décor était triste et sans imagination : en tous points semblable à la
personnalité d’Anthony.
La fouille leur prit peu de temps. À l’étage, dans le coffre
à côté du prie-Dieu, ils découvrirent une grande pochette en peau de chèvre
souple de couleur brun clair, sertie d’une admirable couture en fil écarlate.
Assurément un pieux cadeau des tanneurs de la ville, pensa Godwyn.
Il l’ouvrit sous les yeux attentifs de Philémon.
Une trentaine de feuilles de parchemin se trouvaient à
l’intérieur, posées à plat et séparées les unes des autres par un tissu. Godwyn
les examina rapidement.
Plusieurs d’entre elles étaient des notes sur les psaumes. À
un certain moment de sa vie, Anthony devait avoir songé à écrire des
commentaires sur ces textes mais n’avait pas mené à bien cette idée.
Curieusement, il y avait également un poème d’amour en latin intitulé Virent
Oculi et adressé à un homme aux yeux verts. Oncle Anthony avait des yeux verts
pailletés d’or, comme le reste de la famille.
Godwyn se demanda qui pouvait en être l’auteur. Peu de
femmes lisaient assez le latin pour composer un poème. Une religieuse
aurait-elle aimé Anthony ? L’auteur est-il un homme ? À en juger
d’après le parchemin jauni, cette liaison – si tant est qu’elle ait eu lieu –
devait remonter à la jeunesse d’Anthony. Pour garder ce poème pendant tant
d’années, son oncle n’avait peut-être pas été aussi terne qu’il l’avait cru, se
dit Godwyn.
« Qu’est-ce que c’est ? voulut savoir Philémon.
— Rien ! Un poème, c’est tout », répondit
Godwyn, gêné de son intrusion dans l’intimité de son oncle et regrettant déjà
son acte. Il s’empara du feuillet suivant.
Victoire ! C’était une charte établie dix ans plus tôt
aux alentours de Noël et concernant le transfert au prieuré de Kingsbridge de
cinq cents acres de terres situées près de Lynn, à Norfolk, anciennement
propriété d’un seigneur mort quelques mois plus tôt. Le contrat stipulait ce
que la seigneurie rapportait annuellement en grain, laine, veaux et poulets, et
ce que les serfs et les métayers devaient au prieuré. Elle désignait l’un d’eux
en qualité de bailli chargé de livrer les produits au prieuré une fois l’an et
précisait que les marchandises pourraient être remplacées par une somme
d’argent, pratique de plus en plus courante quand les terres étaient très
éloignées du lieu de résidence de leur seigneur.
Ce contrat ne différait en rien de dizaines d’autres. Tous
les ans, après la moisson, des douzaines de baillis accomplissaient le
pèlerinage au prieuré pour y délivrer les biens promis. Ceux qui venaient des
villages voisins se présentaient au début de l’automne, les autres au début de
l’hiver. Ceux dont les villages étaient les plus éloignés arrivaient après la
Noël.
Il était également mentionné dans cette charte que
l’offrande en question était accordée au prieuré en remerciement pour
l’admission du sieur Thomas Langley au sein de la congrégation. Cela non plus
n’avait rien d’exceptionnel.
Ce qui l’était en revanche, c’était l’identité du
signataire : la reine Isabelle.
Et ce détail était d’autant plus intéressant qu’Isabelle,
épouse infidèle du roi Édouard II, avait pris la tête de la rébellion contre
son royal époux et installé sur le trône leur fils de quatorze ans. Le roi
déchu était mort peu après. Le prieur Anthony avait assisté à son enterrement à
Gloucester. Et c’était justement vers cette époque que Thomas avait débarqué à
Kingsbridge.
La reine et son amant, Roger Mortimer, avaient régné sur
l’Angleterre pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’Édouard III, encore tout
jeune, décide d’affirmer son autorité. Aujourd’hui âgé de vingt-quatre ans, il
avait la situation bien en main : Mortimer était mort et sa mère Isabelle,
qui avait à présent quarante-deux ans, vivait dans une retraite opulente au
château de Rising, dans le comté de Norfolk, tout près de Lynn.
« J’ai trouvé ! dit Godwyn. C’est la reine
Isabelle qui a permis à Thomas
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