Un Monde Sans Fin
réfléchit au conseil de sa mère. Plus
il y pensait, plus sa tactique lui paraissait prometteuse. Sitôt que l’on
saurait qu’il ne caressait pas d’ambitions personnelles, tout ce qu’il dirait
serait compris comme un avis désintéressé. Il pourrait manœuvrer l’élection à
son avantage et ne révéler ses véritables intentions qu’au tout dernier moment.
À cette pensée, un sentiment d’affectueuse gratitude le submergea. Que de ruse
recelait le cerveau de sa mère, et de fidélité son cœur indomptable !
Ce fut un frère Théodoric rouge d’indignation qui se
matérialisa soudain devant lui. « Frère Siméon a annoncé au petit déjeuner
que Carlus devait être notre prochain prieur. Sous prétexte de poursuivre les
sages traditions instaurées par le prieur Anthony ! s’exclama-t-il. S’il
est élu, il s’opposera à toute velléité de réformes !
— Non, ce ne sont pas des façons ! renchérit
Godwyn, furieux que Siméon ait profité de son absence pour affirmer ses vues
avec autorité.
— J’ai demandé si les autres candidats seraient
autorisés eux aussi à s’adresser aux moines au petit déjeuner, poursuivit
Théodoric.
— Tu as bien fait, le félicita Godwyn avec un bon
sourire.
— Siméon a rétorqué qu’il ne s’agissait pas d’un
concours de tir à l’arc et qu’il était inutile d’avoir plusieurs candidats.
D’après lui, en nommant Carlus sous-prieur, Anthony l’avait d’ores et déjà
désigné comme son successeur.
— C’est ridicule !
— Je suis bien d’accord. La communauté n’est pas contente. »
Excellente chose, pensa Godwyn. En empêchant les moines
d’exercer leur droit de vote, Carlus offensait jusqu’à ses partisans, sapant
lui-même ses chances d’être élu.
« J’estime que nous devrions insister auprès de Carlus
pour qu’il se retire », reprit le jeune moine.
Godwyn faillit lui demander s’il avait perdu la raison. Il
laissa passer un moment avant de s’enquérir d’un air de profonde
réflexion : « Tu crois vraiment que c’est la meilleure méthode ?
— Que voulez-vous dire ? réagit Théodoric, étonné.
— À t’en croire, les frères sont furieux contre Carlus
et Siméon. Si Carlus poursuit dans cette direction, il perdra des voix au sein
de la vieille garde. En revanche, s’il se retire, les anciens avanceront un
autre nom et, cette fois, ce pourrait être celui d’un moine apprécié d’un grand
nombre. Frère Joseph, par exemple.
— Cela ne m’était pas venu à l’esprit ! répondit
Théodoric, abasourdi.
— Notre espoir, c’est qu’ils continuent à soutenir
Carlus. Tout le monde sait qu’il déteste le changement. À l’évidence, c’est ce
qui l’a poussé à entrer au monastère, un lieu où il était assuré de mener tous
les jours une vie en tous points identique : de parcourir les mêmes
allées, d’occuper la même stalle à l’église, de manger à la même place à table
et de dormir dans le même lit. Peut-être est-il ainsi parce qu’il est
aveugle ? Mais il me semble qu’il se serait comporté de la même manière
avec de bons yeux. De toute façon, là n’est pas la question. Carlus considère
que rien ne doit être changé. Cependant, peu de moines sont réellement
satisfaits de la vie qu’ils mènent dans ces murs. La victoire en sera plus
facile. Un adepte des traditions qui préconiserait quelques menues réformes
serait bien plus difficile à battre... Enfin, je ne sais pas, s’empressa d’ajouter
Godwyn, se rendant compte brusquement qu’il oubliait de paraître hésitant.
Qu’en penses-tu ?
— Je pense que vous êtes un
génie ! »s’exclama Théodoric. Un génie ? Non, juste un bon
élève ! se dit Godwyn et, sur cette conclusion, il gagna l’hospice.
Philémon était à l’étage en train de balayer les salles
occupées par les hôtes de marque. Le seigneur William et dame Philippa étaient
restés à Kingsbridge dans l’attente des suites de l’opération pratiquée sur le
comte Roland. L’évêque Richard était rentré à Shiring, mais il était attendu ce
jour même pour célébrer les funérailles solennelles.
Godwyn demanda à Philémon de le suivre à la bibliothèque. À
défaut de pouvoir les lire, le novice l’aiderait à manipuler les quelque cent
chartes qui y étaient conservées. Ces documents, dans leur grande majorité,
concernaient les propriétés terriennes du prieuré, lesquelles étaient
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